C'est invariablement que, l'ouvrage une fois refermé, l'impression de lecture de ce livre retombe sur la tranche, entre satisfaction et déception.
Ces "souvenirs sans fin" sont des souvenirs de poète, l'évocation d'un
Paris littéraire aujourd'hui disparu, d'une jeunesse de bohême, d'une vie de lettres et de rencontres.
André Salmon, à l'hiver 1903-1904, a vingt-deux ans.
C'est aux soirées de la Plume au Caveau d'Or qu'il forge ses premiers vers, cultive ses premières amitiés :
Guillaume Apollinaire, Nicolas Deniker,
Alfred Jarry ...
Les derniers symbolistes déjà rêvent d'un temps qui n'est plus !
Car sans les décadents, les hydropathes d'
Emile Goudeau, il n'y aurait pas eu le "chat noir" de
Rodolphe Salis, et encore moins les soirées de la Plume de
Léon Deschamps.
Dans ces "souvenirs sans fin",
André Salmon dit peindre les hommes tels qu'ils furent, tels qu'ils lui apparurent, lui qui a "suffisamment connu des gens qui approchèrent plus ou moins
Victor Hugo".
André Salmon, malgré la richesse de son ouvrage, n'y serait-il que l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours mais que que l'ours n'a pas vu ?
Car le lecteur d'aujourd'hui peut ressentir à la lecture de son livre une certaine frustration due à un flou et à un désordre conjugués.
C'est que l'ouvrage est écrit de belle manière mais fort décousue, que le souvenir est évocateur d'une impressionnante liste de noms mais qui resteront pour la plupart d'entre eux dans l'ombre de ce souvenir.
On est loin ici de la puissance d'évocation et de l'authenticité du témoignage de Gustave Lerouge et de
Georges Renault dans "Quartier Latin" paru en 1899 chez Flammarion.
André Salmon chevauche la queue de la comète.
Peu importe, son livre est plein de bonnes choses ...
Et de moins bonnes !
Tout d'abord, l'ouvrage est beau et indispensable parce qu'il arrache à l'oubli un fragment de notre Histoire littéraire, parce qu'il en extirpe de beaux portraits un peu oubliés, parce qu'il sait s'éloigner parfois de l'essentiel.
On y rencontre par exemple Edouard Jacquemin, un poète qui n'a jamais rien donné à la poésie, Picasso composant "sainte roulette" une affiche pour le Grand-Guignol,
Frédéric-Auguste Cazals* l'iconographe de
Verlaine, un dénommé Messac professeur au lycée de Coutances qui milita un jour dans la résistance et fût fusillé le lendemain, André Farrère et aussi la princesse "Roukine" du pauvre Lélian tel qu'aimait à se nommer lui-même l'auteur des
poèmes saturniens.
Le livre d'
André Salmon recèle aussi de beaux portraits tels que ceux par exemple de
Marcel Schwob et de
Guillaume Apollinaire.
Il est aussi sans pitié pour
Octave Mirbeau et son théâtre ...
Mais la littérature d'
André Salmon est décousue et un peu ennuyeuse.
Elle ne respecte aucune chronologie.
Ce qui jette aujourd'hui un voile de confusion sur ce qui a été vraiment vécu et ce qui a été seulement entendu.
De plus le poète ne se relit pas
Il l'affirme.
Il faut donc aller chercher les pépites et les beaux passages au fond d'un buisson de mots et de phrases dont les épines sont
l'ennui et l'essoufflement.
La prose de Salmon apparaît comme un long blabla qui s'illumine parfois d'un visage, d'une situation ou d'une image.
Pour autant ce livre est d'une précieuse richesse parce que tout ce qu'il contient, ou presque, a été oublié.
Il s'est formé une légende autour du Montmartre de la jeunesse d'
André Salmon.
Et la chronique parfois s'est longuement inspirée de cette légende.
André Salmon ne s'est pas senti enclin à démentir.
Peut-être juste n'en a-t-il pas ici assez dit et expliqué ...
*auteur avec Gustave Lerouge du magnifique "les derniers jours de
Paul Verlaine" paru en 1911 au Mercure de France.