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EAN : 9782849094907
178 pages
Paleo (01/09/2009)
3.58/5   30 notes
Résumé :
Au " Trou-d'Enfer ", les usines de coutellerie et de papeterie usent le prolétariat dans un vacarme assourdissant. Mais un ouvrier habile et intelligent peut espérer quitter la fournaise de la vallée pour gagner la ville haute, là où la bourgeoisie coule des jours plus aisés. C'est le cas d'Etienne Lavoute, dit Sept-Epées, fier travailleur qui rêve de s'accomplir loin de la servitude des hauts fourneaux. Mais il doit composer avec l'amour qu'il porte à Tonine, car l... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (14) Voir plus Ajouter une critique
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Première lecture très enthousiaste dans les années 80- Notes de lecture complétées ce 8 février 2022.!!!...

Je poursuis des rangements de notes anciennes de lectures....et me rends compte avec surprise que je n'ai laissé aucune trace de l'une de mes plus belles lectures de cette grande Dame des Lettres; cette "Ville noire" est de plus encore trop méconnue. J'ai lu ce roman à forte résonnance sociale,dans les années 80...il avait été édité par les Presses Universitaires de Lille, accompagné d'illustrations et de notes abondantes....

Soulagée de voir toutefois que d'autres camarades babeliotes ont laissé leurs appréciations sur ce roman à découvrir ou redécouvrir,vraiment !
Je retranscris telles quelles mes notes de l'époque...ne possédant plus cet exemplaire; ce dernier offert à
des amis !

L'histoire de la formation d'un jeune ouvrier,coutelier talentueux,fort ambitieux mais très indécis dans sa vie sentimentale, obsédé avant tout par sa réussite sociale.

Après de nombreuses péripéties, il épousera une jeune femme,issue d'un milieu ouvrier comme lui.

Une conclusion quelque peu utopique,rassemblant la Ville haute avec les bourgeois et la Ville basse avec les ouvriers. L'histoire d'amour est belle...mais ce qui frappe durablement c'est l'extrême abondance des analyses,observations sur les fossés séparant les différentes classes sociales, l'état d'esprit incompatible entre ceux qui "font" et ceux qui "commandent" ,ceux qui possèdent l'argent; l'éternelle incompréhension entre les patrons,les "possédants " et les "salariés", les ouvriers de la base !....

Des descriptions multiples et précieuses sur les conditions de travail des ouvriers dans les premières usines...(***dans ce cas, nous sommes dans l'univers de la coutellerie)

Lecture forte,qui m'est restée très durablement en mémoire..où l'on retrouve le caractère très engagé socialement de la Dame de Nohant..
qui nous offre encore aujourd'hui, un tableau précieux de la vie quotidienne très pénible et si mal payé des ouvriers même compétents (comme notre protagoniste central) dans les premières usines !



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Le courage romantique dans la noirceur :

Bienvenue dans la "ville Noire", un condensé de petites aciéries, d'armurier, de coutelier et de maisons malpropres situés en contrebas d'une ville où résident des rentiers. Là vit un jeune et bel homme surnommé "Sept-Épées", artisan-ouvrier de talent qui se complait tant bien que mal dans cette ville depuis une dizaine d'année. Orphelin, il substitue le vide familial par son entourage proche composé de son parrain et d'ouvriers de la Ville. L'on pourrait s'attendre à une série de plaintes et de misères en ce décor d'industries sales et poussiéreuses mais non. L'unique préoccupation de Sept-Épées est le dilemme suivant, qu'il partage avec son ami Louis Gaucher : "ou rester pauvre avec le coeur content, ou se rendre malheureux pour devenir riche". Ce dilemme ne se pose plus pour son ami, étant déjà marié avec des enfants à charge, le fardeau du mariage lui empêche définitivement toute aspiration pour la richesse, selon Louis Gaucher.
Ce dilemme effraie Sept-Épées qui aimerait se lancer dans l'achat d'un modeste atelier de fabrication, a sagement et durement épargné de longues années pour cela, mais alors, il ne se marierait jamais, et surtout, jamais avec Tontine, sa précieuse amie d'enfance, réunissant toutes les qualités du monde.

Il choisit brutalement l'une des deux branches du dilemme et demande précipitamment en mariage Tontine, mais aux termes de discussions maladroites avec cette dernière, Tontine cru comprendre que Sept-Épées avait l'esprit vénal, aventurier dans les affaires et désireux d'avoir "un rang", de monter socialement. Il eut beau tenter de se défaire de ses confuses affirmations, le discours désenchanta immédiatement Tontine, qui elle désire mener une vie simple et humble et se méfie des ambitions douteuses de Sept-Épées. Qu'à cela se tienne puisque son refus est arrêté, Sept-Épées se jette à corps perdu dans son ambition première, être indépendant par l'acquisition d'une petite entreprise de coutellerie-aciérie. Ironie de la providence, le hasard veut que sa première affaire soit un lieu maudit, d'ailleurs le propriétaire (Audebert) qui lui vend était à deux doigts de se suicider, mais cela ne décourage pas Sept-Épées, qui, content d'avoir une proposition, accepte sans trop réfléchir. le coeur sur la main, il paie un salaire à Audebert tout en le désendettant par le prix de vente versé aux créanciers, et s'octroie vite le luxe d'avoir plusieurs salariés et un directeur d'ouvrage. Il peine toutefois à dégager un bénéfice à la hauteur de ses espérances, ce d'autant plus qu'il suffit d'un ouvrier malade, d'une catastrophe naturelle pour mettre à mal l'économie de sa petite entreprise, et c'est précisément ce qu'il se passe. Sept-Épées, rumine, réfléchie à améliorer la production mais les idées concrètes lui manquent. Il ne vit ainsi que par son entreprise et s'isole de ses proches, sa famille-bis.

Au moment où il cogite sans issue, Tontine se fait courtiser par un jeune médecin galant qui s'élance hâtivement pour une demande en mariage, étant à peu près certain qu'elle ne peut qu'accepter aveuglément, compte tenu de sa basse condition sociale. Mais c'est mal connaître Tontine qui, légèrement séduite par la proposition, eut un léger bond d'amour-propre lui faisant refuser ce projet. Puis, sans en avoir réellement conscience, elle aimait encore sans le dire Sept-Épées. Les simples bruits du mariage suffisent à écoeurer Sept-Épées qui part vagabonder sans destination précise en laissant sa petite entreprise dans les mains d'un seul homme. Cette fuite qui semble lâche et improductive a au contraire rafraichi les idées de Sept-Épées qui découvre d'autres villes, travaille dans d'autres industries, perfectionne ses connaissances, et finit même par découvrir la sphère agricole et son atmosphère douce et champêtre. Il voyage sans oublier d'échanger des lettres avec son ami, auquel il confesse son attachement sincère et immuable pour Tontine.

En retour, on l'informe que Tontine est gravement malade et que son entourage s'inquiète de son sort. Sept-Épées retourne alors sans hésitation à la Ville Noire et ... stupéfait, il découvre avec joie que Tontine n'est pas malade et que ce mensonge était un test. En quelques paroles, Tontine consent joyeusement en toute confiance à se marier avec Sept-Épées qui se voit également proposer un travail plus stable dans un nouvel atelier dont le propriétaire est précautionneux et bienveillant pour ses salariés. Il y a plein d'autres détails subtils mais la fin est heureuse, la célébration du mariage attire tellement les foules que même les mondains vaniteux de la ville haute se laisseront charmer par les festivités des habitants de la Ville Noire.

George Sand se plait à dénicher quelques éclats de lumière dans un environnement noirâtre où l'on attend que des brusques alcooliques et dépressifs, fatalement sans rêves et sans ambitions, et des amours ratés où des femmes élèvent une portée de gosses dans la misère la plus absolue. Oui mais c'est trop facile de tout décrire de la sorte, de tout plaindre et d'inviter à l'indignation permanente. Loin de décrire le monde du charbon comme un paradis, elle veut aussi et surtout montrer qu'en tout lieu peut se trouver des êtres spirituels, aimants, humains, maladroitement amoureux et attachants, où la fraternité remplace la famille perdue. Louis Gaucher dit même "Bah ! notre enfer n'est pas si laid qu'on veut bien le dire !". Alors certes, la vie y est globalement abrutissante par le travail monotone et les perspectives d'avenir ne sont pas très diversifiées, mais l'on peut y être heureux et joyeux en toute circonstance ! Et oui... c'est toujours possible chez des jeunes âmes vigoureuses et courageuses. le message n'est pourtant pas "restez pauvres les gueux vous pouvez toujours être heureux, tout est à l'intérieur, débrouillez-vous pour chercher le bonheur" Elle ne refuse pas l'amélioration des conditions de travail, ni du confort de vie que l'on doit accorder aux braves ouvriers et artisans et elle souhaite même le rapprochement des conditions sociales, mais elle n'indique pas de solution politique précise qui pourrait inciter à une révolution. D'ailleurs dans son roman, tout s'améliore à la fin d'un point de vue politique dans la Ville Noire par des circonstances hasardeuses et donc non reproductibles par principe. Ce qu'elle veut sans doute chez le lecteur, c'est développer une sensibilité et une compassion pour une classe méprisée en montrant des visages hautement spirutuels et nobles que l'on ne s'attend pas à voir chez les laborieux.
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Le camarade Etienne Lavoute, dit Sept-Epées, désole son ami Louis Gaucher.
Louis trouve qu'il pourrait être plus heureux. Excellent ouvrier armurier, libre de toute attache, toujours à l'ouvrage et très demandé, beau garçon, courtisé, jeune avec un avenir prometteur… Etienne ne présente à ses amis qu'un visage empreint de lassitude. Qu'est-ce qui l'accable à ce point ?

Dans la Ville Noire du bas, le fer est battu. C'est un royaume de fer et de feu, rude et noble, dont les armuriers, les couteliers et les serruriers en sont les maîtres ; sis au Trou-de-l'Enfer au carrefour d'un torrent. « Les cris aigres des outils et le sifflement de la fournaise ». le haut de la ville s'en détache et présente son contraire, celui de la bourgeoisie, des patrons, des gens nantis, des « parvenus ». Opposition de l'un et de l'autre, certains ambitionnent d'en franchir la frontière et d'accéder au « haut », tel Etienne, d'autres au contraire, n'y ont connu que des déceptions et n'ont de désirs que de rester dans le « bas », telle Tonine, la belle-soeur de Louis.

Alors, quelle est cette lourdeur qui pèse sur les épaules d'Etienne ?
A l'âge de douze ans, Etienne est orphelin. Son parrain, père Laguerre, le prend en apprentissage et le forme. Il est un excellent ouvrier et comble de fierté son mentor qui le considère comme son fils. A vingt-quatre ans, il est un jeune homme gâté par la nature, « apprécié de ses pairs », ouvriers et patrons, intelligent, doué, son avenir ne présage que du meilleur. Ambitieux, il se voit propriétaire d'un atelier et comme le dit Louis, il en a les capacités. Alors… « Pourquoi es-tu triste, mon camarade ? »
Ce qui tracasse Etienne, c'est le béguin qu'il éprouve pour Tonine. On peut dire qu'elle le rend fou, elle l'obsède. Pourtant, la demoiselle n'est pas coquette. Elle est même à l'opposé des filles qui tournent autour d'Etienne. Elégante, douce, un coeur généreux, elle est revenue de la ville haute, meurtrie et craintive des gens qui vivent dans le luxe, les prétentions et la superficialité. A dix-huit ans, elle a déjà choisi sa place près du peuple de la ville basse, fière de ses racines.
Etienne a peur de se déclarer officiellement et d'en faire part à son ami Louis. Tonine est une fille sérieuse ! S'il devient son prétendant, il sait que ses projets n'agréeront pas et qu'il devra les oublier. le dilemme est cruel, il blesse l'esprit de Tonine qui reste douce malgré l'irrésolution d'Etienne. Elle ne cèdera jamais, elle est du genre entêté, opiniâtre dans ses choix et lui, il en rêve trop de cette usine !

« - Oui, dit Sept-Epées, de plus en plus blessé, voilà ce qu'elle croit ! Elle m'a pris pour un songe-creux et une tête folle.
- Vous vous trompez, répondit Tonine, je ne crois pas cela. Je suis même presque sûre que vous réussirez, parce que…
- Parce que quoi ? dit Gaucher, voyant qu'elle rentrait sa pensée en elle-même.
- Parce qu'il est courageux et très habile, reprit en souriant Tonine, qui avait failli dire : parce qu'il n'aimera jamais personne !… Mais moi, ajouta-t-elle, c'est mon idée de ne pas sortir de mon état. Hélas ! vous savez bien que j'ai sujet de me méfier après ce que j'ai vu si près de moi ! Je ne prétends pas qu'il soit impossible à un enrichi de se bien conduire dans son ménage ; mais je crois une chose c'est qu'il est très difficile à un bourgeois de se contenter toujours d'une fille d'ouvrier. Nous sommes trop simples, nous ne savons pas causer ni porter le chapeau. les dames nous trouvent gauches et se moquent de nous. Moi aussi je suis fière, c'est mon défaut ; je veux épouser mon pareil, et jamais un compagnon qui pense à la ville haute ne sera mon mari. Voilà tout ce que j'avais à dire ; vous voyez Sept-Epées, qu'il n'y a pas de quoi vous offenser. Chacun a son goût et sa volonté, je vous prie de ne pas m'en vouloir et de ne plus songer à moi. »

Dans un lieu près d'une rivière, appelé Creux-Perdu, Etienne imagine sa fabrique. Il est enfin prêt à la forger. Son coeur balançait entre deux raisons, il en choisit une.
La patience, l'indulgence et le dévouement sont aussi des qualités de Tonine…

George Sand raconte le monde éprouvant des forges, l'ambition d'un homme qui veut s'élever de l'enfer pour être son propre patron, la dignité des gens simples et le travail du fer, façonné avec art et passion. L'époque voit surgir une production manufacturée, on parle déjà d'industrialisation. A ce labeur, se mêle une romance. Etienne est pris par ses aspirations et n'ose écouter son coeur. Sa maturité n'a pas ce degré d'entendement, il place son intelligence dans la création et son ascension. Quant à Tonine, elle ne comprend pas son amoureux. D'ailleurs, elle tait ses sentiments, les dévoilant à peine. Elle est plieuse en papèterie et se plaît dans le monde ouvrier qu'elle respecte. Elle est franche, d'une intelligence supérieure à tous et surtout loyale. Tous les deux se cherchent sans trouver une bonne entente. La jalousie, l'incompréhension, des causes communes mais des objectifs discordants, vont être des sujets de séparation. Mais… ce roman est aussi une belle histoire d'amour… Parfois, il est bon de partir pour mieux se retrouver.
Ce roman fut publié en 1861. Je situe la Ville Noire dans le Massif Central, près de Clermont-Ferrand. George Sand nous présente dans cette histoire de beaux portraits aux traits noircis par la suif, taillés dans le brut et très dignes. Tonine se distingue. La femme a un beau rôle, fort, sage et capital.
J'aime ses mots qui m'offrent de belles images.

Une lecture que je vous recommande.
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220ème anniversaire de la naissance de George Sand, c'est l'occasion de redécouvrir cette autrice !

Connue notamment pour ses romans champêtres, je ne savais pas qu'elle avait aussi écrit un des premiers romans sur le milieu ouvrier. La ville noire s'inspire de la ville de Thiers, dans le Puy-de-Dôme et présente l'histoire de Sept-Epées et Tonine.

Sept-Épées est un ouvrier qui hésite entre amour et entreprenariat, va tenter l'ascension sociale pour y découvrir tous les risques pris par les chefs d'entreprise et toutes les difficultés de ce qu'on appellerait aujourd'hui le management, préférera finalement le bel ouvrage et retrouvera l'amour après un voyage l'ayant mené jusqu'en Allemagne.

Tonine est, comme la Petite Fadette et Marie de la Mare au Diable, une jeune femme pauvre mais intelligente qui va faire comprendre à un homme fort et beau, mais qui ne se connaît pas encore totalement lui-même, ce qui est le plus important afin de vivre heureux.

On retrouve la solidarité et peut-être plus encore que dans les romans champêtres, notamment pour mettre en avant le fait que l'avancée collective est préférable au développement individuel.

J'ai particulièrement apprécié la préface de l'éditrice Paule Petitier au Temps des Cerises, dans la collection le temps littéraire. Par son analyse à la fois détaillée et très claire, elle met en évidence l'intérêt de ce roman d'éducation qui se déroule dans le monde de la coutellerie et des premières grandes industries du 19e siècle. On comprend aussi très bien la vision à la fois socialiste et féministe de George Sand.

Je remercie l'éditeur et Babelio pour cette découverte dans une masse critique.

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C'est avec enthousiasme que je partage mes retours sur l'oeuvre de George Sand, La Ville Noire !

Dans La Ville Noire, nous rencontrons Sept-Epées, jeune armurier ambitieux et talentueux, qui souhaite faire carrière dans le milieu de la coutellerie et mettre à profit ses qualités ouvrières, mais aussi Tonine, jeune femme généreuse, indépendante, bien aimé par toute la ville basse pour son grand coeur.

Si Sept-Epée souhaite montrer ses capacités et monter sa propre usine, pour plaire aux yeux de Tonine, mais surtout pour aspirer à une ascension sociale, Tonine, rêve d'améliorer la vie des habitants de la ville basse, là où elle a grandi et se trouvent les gens qu'elle aime.

Avec ce romain, un parmi les premiers romans ouvriers publié en 1861, Sand met en lumière le monde industriel des machines et du fer, là où les ambitions audacieuses du jeune coutelier s'opposent à la vision de société ouvrière unie, soudée, humble mais digne de la belle plieuse.

Je conseille vivement cette courte lecture, pour son esprit frais, constructif et humain, à mon sens toujours d'actualité dans notre société.
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Citations et extraits (15) Voir plus Ajouter une citation
— Pourquoi es-tu triste, mon camarade ? De quoi es-tu mécontent ? Tu es jeune et fort, tu n’as père ni mère, femme ni enfants, partant aucun des tiens dans la peine. Tu travailles vite et bien. Jamais tu ne manques d’ouvrage. Personne ici ne te reproche de n’être pas du pays. Au contraire, on t’estime pour ta conduite et tes talents, car tu es instruit pour un ouvrier : tu sais lire, écrire et compter presque aussi bien qu’un commis. Tu as de l’esprit et de la raison, et par-dessus le marché, tu es le plus joli homme de la ville. Enfin tu as vingt-quatre ans, un bel âge. Qu’est-ce qu’il te faut donc, et pourquoi, au lieu de venir te promener et causer avec nous le dimanche, te tiens-tu à l’écart, comme si tu ne te croyais pas l’égal des autres, ou comme si tu ne les jugeais pas dignes de toi ?
Ainsi parlait Louis Gaucher, l’ouvrier coutelier, à Etienne Lavoute, dit Sept-Épées, le coutelier-armurier. Ils étaient assis au soleil, devant une des cinq ou six cents fabriques qui se pressent et s’enchevêtrent sur les deux rives du torrent, à l’endroit appelé le Trou-d’Enfer. Pour s’entendre parler l’un l’autre au bord de cette violente et superbe chute d’eau, il leur fallait l’habitude qu’ils avaient de saisir la parole humaine à travers le bruit continuel des marteaux, les cris aigres des outils et le sifflement de la fournaise.
Les deux ouvriers mangeaient en causant. Gaucher avait une écuelle sur ses genoux, une écuelle de soupe appétissante que lui avait apportée, d’un air orgueilleux et grave, sa fille aînée âgée de cinq ans. La jeune mère, qui tenait un autre enfant dans ses bras, avait suivi la petite pour la surveiller, et maintenant la fille et le garçon se roulaient sur le sable, tandis que la femme, voyant son mari causer d’un air de confidence, se tenait respectueusement à quelques pas, et se contentait de lever les yeux de temps en temps, pour voir s’il mangeait avec plaisir.
Sept-Épées mangeait comme mangent les garçons, sur le pouce, et avec l’indifférence de ceux qui n’ont ni compagne ni mère. Comme son camarade, il avait les bras nus, maculés de taches noires, et la tête exposée à l’ardent soleil du midi, fraîcheur relative pour ceux qui vivent dans l’enfer de la forge.
Sept-Épées ne répondit pas à Gaucher. Il lui serra la main pour lui faire comprendre qu’il était reconnaissant de son intérêt ; mais il baissa la tête et regarda couler le torrent. — Voyons, voyons, reprit le coutelier, tu as, dans ton idée, quelque chose qui ne va pas ! Est-ce quelque chose où l’on puisse t’aider ? parle ! J’ai de l’amitié pour toi, et je voudrais te rendre service.
— Merci, camarade, répondit le jeune homme avec un peu de fierté. Je connais ton bon cœur, et si j’avais besoin de toi, je te demanderais ce qu’il me faut ; mais je ne manque de rien, et je ne te cacherai pas que, si je voulais, tel que tu me vois, je gagnerais douze francs par jour.
— Et pourquoi ne veux-tu pas ? Est-ce que tu crains ta peine ?
— Non ; mais quand je me serai mis la volonté en feu pour doubler le nombre des pièces de ma journée, en serai-je plus avancé ?
— Oui, tu te reposeras plus longtemps quand il te plaira de te reposer, et le jour où tu voudras te reposer tout à fait, tu seras encore jeune. Si je n’avais pas de famille à nourrir, et si j’avais tes talents, je voudrais, dans dix ans d’ici, monter une fabrique à mon compte.
— Oui, oui, devenir maître, payer et surveiller des ouvriers, tenir des écritures, faire du commerce, pour, au bout de dix autres années, acheter un terrain dans la ville haute, et faire bâtir une grande maison qui vous ruine, parce que la folie de la richesse vous prend ? Voilà l’ambition de l’ouvrier d’ici.
— Eh bien ! pourquoi donc pas ? reprit Gaucher. Un peu de raison au bout de la tâche, et l’ouvrier peut devenir un gros bourgeois. Regarde là, au-dessus de nos têtes, sur la terrasse de la montagne, ces jolies rues à escaliers, ces promenades d’où l’on voit cinquante lieues d’horizon, ces murailles blanches et roses, ces jardins en fleurs, treillages de vert ; tout cela est sorti du gouffre où nous voici attelés du matin au soir, qui à une roue et à une pince, qui à une barre de fer et à un marteau. Tous ces gens riches qui, de là-haut, nous regardent suer, en lisant leurs journaux ou en taillant leurs rosiers, sont, ou d’anciens camarades, ou’les enfants d’anciens maîtres ouvriers, qui ont bien gagné ce qu’ils ont, et qui ne méprisent pas nos figures barbouillées et nos tabliers de cuir. Nous pouvons leur porter envie sans les haïr, puisqu’il dépend de nous, ou du moins de quelques-uns de nous, de monter où ils sont montés. Regarde ! il n’y a pas loin ! Deux ou trois cents mètres de rocher entre l’enfer où nous sommes et le paradis qui nous invite, ça représente une vingtaine d’années de courage et d’entêtement, voilà tout! Moi qui te parle, j’ai rêvé ça ! mais l’amour m’a pris, et les enfants sont venus. Celui qui se marie jeune et sans avances n’a plus la chance de sortir d’affaire ; mais il a la femme et les petits pour se consoler ! Voilà pourquoi, condamné à faire toujours la même chose ma vie durant, je ne me plains pas et prends le temps comme il vient.
— C’est ce qui te prouve, dit Sept-Épées, qu’il y a deux partis à prendre : ou rester pauvre avec le cœur content, ou se rendre malheureux pour devenir riche. Eh bien ! je suis entre ces deux idées-là, moi, et ne sais à laquelle me donner. Voilà pourquoi je suis, non pas triste comme tu le penses, mais soucieux et changeant de projets tous les jours sans pouvoir en trouver un qui ne me fasse pas trop de peur.
— Je vois que tu es de ceux qui retournent trop leur plat sur le feu et qui le laissent brûler. Tu regardes le mauvais côté des choses, et tù es toujours dans l’envers de ton étoffe. À quoi te servira ton esprit, si ce n’est point à voir ce qui est bon dans la vie ? Moi qui ne suis pas grand clerc, je n’en cherche pas si long. Je regarde autour de moi, et, puisque j’ai pris le parti d’épouser la fille que j’aimais, je ne me dépite plus d’être enterré pour toujours dans la ville basse. Adieu la maison peinte faisant crier ses girouettes dorées au vent de la plaine ! adieu les petites eaux tranquilles dans les petits bassins de pierre! adieu le rêve du jeune ouvrier !
Bah ! notre enfer n’est pas si laid qu’on veut bien le dire ! mes yeux y sont accoutumés, et tous ces toits de bois noircis par la fumée, ces passerelles tremblantes sur les cascades, ce pêle-mêle de hangars qui allongent sur l’eau leurs grands bras chargés de vigne, ces porches voûtés, ces rues souterraines qui portent des étages de maisons disloquées, et où j’entends cliqueter les barres de fer sur les chariots, tous ces bruits qui fendent la tête et qui n’empêchent pas l’artisan de réfléchir et même de rêver, tous ces enfants barbouillés de suie et de limaille qui redeviennent roses le dimanche et qui voltigent comme des papillons dans les rochers après avoir trotté toute la semaine comme des fourmis autour des machines ; oui, tout cela me danse devant les yeux et me chante dans les oreilles ! J’aime la rude musique du travail, et si par hasard j’ai une idée triste, en frappant mon enclume, je n’ai qu’à sortir un peu, à venir ici, et à regarder rire l’eau et le soleil pour me sentir fier et content ! Oui, fier ! car, au bout du compte, nous vivons là dans un endroit que le diable n’eût pas choisi pour en faire sa demeure, et nous y avons conquis la nôtre ; nous avons cassé les reins à une montagne, forcé une rivière folle à travailler pour nous mieux que ne le feraient trente mille chevaux, enfin posé nos chambres, nos lits et nos tables sur des précipices que nos enfants regardent et côtoient sans broncher, et sur des chutes d’eau dont le tremblement les berce encore mieux que le chant de leurs mères !…
Sais-tu qu’il y a déjà trois cents ans que, de père en fils, nous creusons cette gorge étroite où tant de familles ont trouvé moyen de s’entasser, de se faire place et même de s’enrichir ? Quelques-uns ont commencé en petit, à leurs risques et périls, luttant contre la nature et contre le crédit et les chances du commerce, empêchements plus obstinés et plus menaçants que la nature elle-même. Et à présent, dans cette noire crevasse de rocher, dans cet escalier de chutes d’eau qu’on appelle la ville basse, nous voilà plus de huit mille paires de bras trouvant leur emploi, huit mille hommes chaque jour assurés du lendemain et pouvant ainsi, par le travail, aller du jeune âge à la mort sans trop de misère et de soucis, tandis que là-haut, au lieu d’une bicoque misérable, une ville riche s’est élevée, une ville bariolée de couleurs tendres et riantes que les voyageurs comparent à une ville d’Italie, une ville quasi neuve avec des fontaines, des édifices, des routes! C’est quelque chose, mon camarade, que d’être dans un endroit où les hommes ne sont ni endormis ni inconstants, et il n’y a guère d’habitants de la ville haute qui ne regardent avec orgueil les fumées et les tonnerres de la ville basse monter dans les airs, comme un cantique et un encens, en l’honneur de celui qui les a fait grandir et prospérer.
— Tu as raison, répondit Sept-Épées, et ton bon courage me remonte les esprits! Oui, elle est belle, notre ville basse, notre ville noire, comme on l’appelle dans le pays. Je me souviens de mon étonnement quand j’arrivai ici pour faire mon apprentissage. Je n’avais que douze ans, et j’avais toujours vécu dans la campagne, à vingt-cinq lieues d’ici. J’avais perdu père et mère il n’y avait pas longtemps, et j’avais encore le cœur gros ! Il ne me restait personne au monde que mon brave parrain, lequel voulut bien se souvenir de moi, quoiqu’il eût quitté le pays depuis longtemps, et me faire réclamer en disant qu’il voulait m’enseigner un bon état qui était le sien. J’étais bien misérable, mes parents n’ayant rien laissé ; mais on aime toujours son endroit, et je me souvenais si peu de mon parrain que je me trouvais malheureux de lui obéir. Si le maire et le curé de mon
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Bah ! Notre enfer n'est pas si laid qu'on veut bien le dire ! mes yeux y sont accoutumés, et tous ces toits de bois noircis par la fumée, ces passerelles tremblantes sur les cascades, ce pêle-mêle de hangars qui allongent sur l'eau leurs grands bras chargés de vigne, ces porches voûtés, ces rues souterraines qui portent des étages de maisons disloquées, et où j'entends cliqueter les barres de fer sur les chariots, tous ces bruits qui fendent la tête et qui n'empêchent pas l'artisan de réfléchir et même de rêver ; tous ces enfants barbouillés de suie et de limaille qui redeviennent roses le dimanche et qui voltigent comme des papillons dans les rochers après avoir trotté toute la semaine comme des fourmis autour des machines ; oui, tout cela me danse devant les yeux et me chante dans les oreilles ! J'aime la rude musique du travail, et si par hasard j'ai une idée triste, en frappant mon enclume, je n'ai qu'à sortir un peu, à venir ici, et à regarder rire l'eau et le soleil pour me sentir fier et content ! Oui, fier ! car, au bout du compte, nous vivons là dans un endroit que le diable n'eût pas choisi pour en faire sa demeure, et nous y avons conquis la nôtre ; nous avons cassé les reins à une montagne, forcé une rivière folle à travailler pour nous mieux que ne le feraient trente mille chevaux, enfin posé nos chambres, nos lits et nos tables sur des précipices que nos enfants regardent et côtoient sans broncher, et sur des chutes d'eau dont le tremblement les berce encore mieux que le chant de leurs mères !...(p6/7)
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« - Oui, dit Sept-Epées, de plus en plus blessé, voilà ce qu’elle croit ! Elle m’a pris pour un songe-creux et une tête folle.
- Vous vous trompez, répondit Tonine, je ne crois pas cela. Je suis même presque sûre que vous réussirez, parce que…
- Parce que quoi ? dit Gaucher, voyant qu’elle rentrait sa pensée en elle-même.
- Parce qu’il est courageux et très habile, reprit en souriant Tonine, qui avait failli dire : parce qu’il n’aimera jamais personne !… Mais moi, ajouta-t-elle, c’est mon idée de ne pas sortir de mon état. Hélas ! vous savez bien que j’ai sujet de me méfier après ce que j’ai vu si près de moi ! Je ne prétends pas qu’il soit impossible à un enrichi de se bien conduire dans son ménage ; mais je crois une chose c’est qu’il est très difficile à un bourgeois de se contenter toujours d’une fille d’ouvrier. Nous sommes trop simples, nous ne savons pas causer ni porter le chapeau. les dames nous trouvent gauches et se moquent de nous. Moi aussi je suis fière, c’est mon défaut ; je veux épouser mon pareil, et jamais un compagnon qui pense à la ville haute ne sera mon mari. Voilà tout ce que j’avais à dire ; vous voyez Sept-Epées, qu’il n’y a pas de quoi vous offenser. Chacun a son goût et sa volonté, je vous prie de ne pas m’en vouloir et de ne plus songer à moi. »
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Va-sans-Peur était un très honnête homme, très attaché à son devoir, mais très emporté quand le travail lui excitait les nerfs. Il avait défendu chaudement toute sa vie la dignité et la liberté de l'ouvrier contre l'exigence des patrons; mais quand il se vit patron lui-même, c'est-à-dire autorisé à diriger la fabrication à la baraque, il changea du jour au lendemain, avec la naïveté des hommes que le manque d éducation et de réflexion abandonne sans réserve à l'instinct du moment. Il parlait durement à ses anciens camarades, il exigeait des apprentis plus qu'ils ne pouvaient savoir, il ne souffrait pas une observation, et passait avec trop de facilité du reproche à la menace. Bref, l'atelier était à peu près désert quand, après une de ses tournées dans la plaine, Sept-Épées y rentra, et, quand il questionna Va-sans-Peur, celui-ci , accusant les absents, lui fit vite deviner qu'il s'était brouillé avec tout son monde.
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Elle avait voulu entendre de son mieux la science et les arts de l’industrie qu’elle avait à gouverner, et, sans être sortie de son Val-d’Enfer, elle s’était mise au courant du mouvement industriel et commercial de la France.
Sept-Épées fut donc très heureux de pouvoir causer, devant elle et avec elle, de tout ce qu’il avait / acquis et observé, sans craindre de trouver en elle des préoccupations étrangères à la nature de ses connaissances. Il eut la satisfaction de pouvoir l’éclairer encore sur le progrès qu’elle pouvait imprimer autour d’elle, et de se voir parfaitement compris et apprécié par un esprit lucide et ingénieux, moteur puissant et nécessaire de l’action d’un cœur dévoué (p142)
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Des lettres inédites de la célèbre écrivaine, révélant des échanges inconnus avec de grandes personnalités du XIXe siècle. Un livre exceptionnel ! Lettres réunies et présentées par Thierry Bodin.
Ces 406 nouvelles lettres retrouvées couvrent presque toute la vie de George Sand, depuis ses quinze ans jusqu'à ses derniers jours. La plupart, du court billet à la longue missive, sont entièrement inédites et viennent s'ajouter au corpus de sa volumineuse correspondance. D'autres, dont on ne connaissait que des extraits, sont ici publiées intégralement pour la première fois. Plus de 260 correspondants — dont une cinquantaine de nouveaux — sont représentés, des moins connus aux plus illustres, comme Barbey d'Aurevilly, Hector Berlioz, Henri Heine, Nadar, Armand Barbès, Eugène Sue, Victor Hugo, Louis Blanc, Eugène Fromentin, Jules Favre, Pauline Viardot, la Taglioni, ainsi que les plus divers : parents, familiers, éditeurs, journalistes et patrons de presse, acteurs et directeurs de théâtre, écrivains, artistes, hommes politiques, domestiques, fonctionnaires, commerçants, hommes d'affaires... On retrouve dans ces pages toute l'humanité et l'insatiable curiosité de l'écrivain, que l'on suit jusqu'à ses toutes dernières lettres, en mai 1876, quelques jours avant sa mort. Les auteurs : George Sand (1804-1876) est une romancière, dramaturge et critique littéraire française. Auteure de plus de 70 romans, on lui doit également quelque 25 000 lettres échangées avec toutes les célébrités artistiques de son temps. Thierry Bodin est libraire-expert en lettres et manuscrits autographes. Ses travaux sont consacrés au romantisme français, en particulier Honoré de Balzac, Alfred de Vigny et George Sand.
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