Le goût du Mezcal

Ce brave Nietzsche se trompait en croyant que la vie est un manège de chevaux de bois qui te ramène toujours au même point. Les provinciaux existentialistes aussi, avec leur manie de croire qu'on fait son chemin en marchant. On ne revient pas, on n'avance pas, mon gars, tu sais quelle est la pure vérité de cette affaire ?
- Non, je ne l'ai jamais sue.
- Eh bien la seule vérité, c'est que nous tombons, comme le ver du mezcal par le goulot de la bouteille, flop, flop, et il n'y a pas de retour possible, pas d'autre parcours que l'épouvante toute nue, tu as perdu la morale de l'histoire ?
- J'en ai l'impression.
- Elle est pourtant claire : on a toujours le temps de mourir, et puisque la chute est inéluctable, autant choisir la façon de tomber, éviter d'arriver au goulot les mains vides, attendre dans le cul de la bouteille qui nous expulsera après nous avoir bien pressuré ou les mains pleines si nous en avons ainsi décidé.

C'était juste un peu de compagnie. Mais bien sûr pas n'importe laquelle, en sorte que j'ai déclenché la stratégie élémentaire mais infaillible que je tiens de mon ami Manuel le pêcheur : c'est l'appât qui détermine la proie, autrement dit, mon gars, la petite annonce demandant une bonne histoire me promettait au moins un interlocuteur imaginatif. Tu conviendras avec moi que choisir une personne intéressante avec qui converser dans les derniers jours de son existence n'est pas un caprice trop excentrique pour un vieux qui a plus de fric en poche que de temps pour le dépenser. Imagine un instant les tonnes de déplorations immondes que j'aurais dû ingurgiter si j'avais engagé une auxiliaire pouvant offrir une conversation de qualité à un moribond !

- Blablabla..., repoussa le vieux, accompagnant son dédain d'un mouvement de tête nerveux. Si l'existence était vraiment cruelle, nous aurions au moins la consolation de nous mesurer à une injustice cosmique, démesurée, mais pour notre malheur elle n'a pas à se donner tout ce mal. Il lui suffit de se montrer indifférent pour t'envoyer au diable, et la seule solution est d'agir, le doute d'Hamlet est un pur sophisme, mon grand, bien sûr qu'il faut affronter les flèches de la fortune perfide et prendre les armes contre un océan de calamités, même si on doit y laisser nos couilles, elles sont là pour ça, entre autres choses. Je parle des couilles. Et ton personnage est un castré, parabole de l'homme actuel, ça aussi c'est vrai.

Au fil des jours , ou plutôt des soirées, j'avais de plus en plus de mal à croire que mon projet échevelé se concrétisait de façon aussi franche, étrangement favorable. C'était le manque d'habitude mon gars, aucun doute là-dessus. J'ai bien failli te soupçonner de me cacher des choses et de me devancer, si on peut dire, d'une coudée dans cette affaire, alors que je croyais avoir l'avantage. Mais de ce côté non plus il n'y avait pas de souci à avoir, on ne pouvait savoir, ni toi, ni personne, ce qui me passait par la tête, et tu étais incapable de feindre avec autant de talent. Tout allait donc très bien sauf que........

La nature a été très généreuse en mettant les agaves et les femmes à la disposition de l'homme. En tant que genre, notre seule contribution à l'évolution a été de transformer l'agave en mezcal et d'être transformés par les femmes, énonça-t-il avec une sévérité qui figea le sourire d'Augusto sur ses lèvres. Bon, alors, cette histoire ? Celle d'hier n'était pas mauvaise, je t'assure, mais... bon Dieu ! Tu comprendras que le grand roman du XXIe siècle doit être plus consistant... Ma foi, encore un verre pendant que tu réfléchis ?