Histoire du siège de LisbonneJosé Saramago (1922-2010)
Prix Nobel 1998
Ce roman foisonnant plein de verve et de panache n'est cependant pas un roman historique au sens strict du mot, malgré son titre. C'est l'histoire de Raimundo Silva, un quinquagénaire célibataire à la vie bien réglée, sans famille et sans ami, correcteur exemplaire dans une grande maison d'édition, qui un beau jour, saisi par un quelconque démon ou par défi apporte en un geste subversif et irrépressible une modification à un manuscrit sans en informer l'auteur, et ce juste avant sa remise à l'imprimeur. Un seul mot est changé : un NON à la place d'un OUI, un mauvais tour qui va changer tout le sens du livre en même temps que l'histoire du Portugal et la vie de Raimundo qui de correcteur devient écrivain afin de raconter l'histoire à sa façon tout à fait fantasmagorique.
Dans un premier chapitre très instructif, on fait connaissance de Raimundo et de ce qu'est le métier de correcteur ainsi que ce qu'est un deleatur (signe typographique dont la forme rappelle le δ minuscule de l'écriture, employé pour indiquer sur une épreuve soumise à la correction, ce qu'il y a lieu de supprimer).
Raimundo possède une immense bibliothèque dont les livres utiles à son art se sont recouverts de la poussière du temps au grand dam de sa femme de ménage : c'est son univers, là où il cogite et corrige l'orthographe, la syntaxe et parfois même la vérité historique. Puis va jusqu'à réécrire l'Histoire…
José Saramago situe l'action narrée dans le livre à corriger en lieu et en temps : Lisbonne en 1147, ; puis l'endroit du récit où intervient la falsification.
1147 : les Maures occupent Lisbonne depuis des siècles. La couleur locale est bien restituée, avec force minarets et appels à la prière du muezzin, et l'on apprend au passage avec étonnement qu'à l'époque, les muezzins étaient choisi parmi les aveugles non en raison d'une politique humanitaire de l'emploi ou d'une orientation professionnelle physiologiquement appropriée, mais pour qu'ils ne puissent pas épier l'intimité des cours et des terrasses qu'ils dominaient emblématiquement du haut des minarets.
Venons-en au fait, au « délit » ! Dans le texte original est écrit : OUI, les Croisés aidèrent les Portugais de Dom Afonso Henriques à reprendre Lisbonne aux Maures. Raimundo décide d'inclure la négation : NON, les Croisés n'aidèrent pas les Portugais à reprendre Lisbonne aux Maures. Après quelques tergiversations l'éditeur veut bien admettre que Raimundo a connu un moment de fatigue et d'égarement, une oblitération momentanée des sens et décide de pardonner cette erreur à la condition qu'elle ne se reproduise pas.
Une nouvelle directrice des relations de la maison d'édition avec les correcteurs entre en contact avec Raimundo, une jeune femme nommée Maria Sara qui vient troubler notre correcteur : en effet Raimundo va en tomber éperdument amoureux à la vue de son décolleté. Maria Sara va inciter Raimundo à entrer à son tour en littérature, mais ce de façon très particulière, puisqu'à partir de la négation nouvelle, il faut réécrire toute l'
histoire du siège de Lisbonne.
Au fil des pages on fait une visite de la ville de Lisbonne en suivant les ruines des fortifications maures. Et l'histoire du siège est décrite dans un style somptueux laissant le temps au temps puisque le temps passé est le seul à être véritablement le temps.
Il faut bien avouer que ce roman parfois déroutant mais à tout coup fascinant de 342 pages, un pavé par la densité du contenu, qui mêle la fresque historique et la passion amoureuse, les deux histoires s'interpénétrant constamment, n'est pas d'une lecture aisée tant le texte est abondant et fourni en détails, en digressions, analepses et anecdotes. Une concentration certaine est requise pour bien suivre l'histoire. Peu de retours à la ligne, peu d'alinéas et pour les dialogues qui sont nombreux et d'une grande qualité, une ponctuation qui demande une accoutumance avec des majuscules succédant à une virgule, pour ce texte pléthorique qui est dans l'analyse permanente pour la moindre vétille concernant non seulement le siège de Lisbonne mais aussi la relation hautement amoureuse de Raimundo le pudique avec Maria Sara.
La qualité de la traduction du portugais est à souligner qui rend le texte agréable à lire. Et finalement, après deux chapitres, on s'habitue au style de Saramago pour un grand plaisir de lecture d'un roman drôle bien rythmé et non dénué d'humour, le roman d'un érudit et d'un virtuose du verbe,
José Saramago,
Prix Nobel de littérature 1998.
Extrait : « Je pense que les gens se partagent essentiellement entre ceux qui disent OUI et ceux qui disent NON,…Bénis soient ceux qui disent NON car le royaume de la terre devrait leur appartenir…Le royaume de la terre appartient à ceux qui ont le talent de mettre le NON au service du OUI, ou qui, ayant été l'auteur d'un NON, le font vite disparaître pour instaurer un OUI… »