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Critique de Nastasia-B


José Saramago signe avec son Dieu Manchot un roman aussi atypique et personnel sur l'histoire de son pays que Gabriel García Márquez et son fameux Cent Ans de Solitude.
C'est une oeuvre foisonnante, baroque qui réalise la jonction entre deux réalités historiques portugaises de la première moitié du XVIIIème siècle, à savoir, l'édification du monumental couvent de Mafra qui dura plus de trente-cinq années et d'un héritage, certes, plus mineur, mais un héritage tout de même : l'invention d'un aérostat par le père Bartolomeu Lourenço de Gusmão.
L'auteur prend évidemment quelques libertés avec les dates afin de faire coïncider parfaitement les deux événements, ce qui est faux puisque le ballon non dirigeable du prêtre brésilien fut inventé avant que le couvent ne sorte de terre, mais peu importe. L'objectif pour lui est d'édifier une fiction qui fasse revivre le Portugal du roi Dom João V (Jean V de Portugal), l'âge d'or, si l'on peut dire, juste avant le cataclysme du mémorable tremblement de terre de Lisbonne qui marque le déclin inexorable de l'empire portugais.
Tout ici fait référence aux traits marquants du règne de Dom João V. Tout d'abord le héros masculin, Balthazar Sept-Soleils, un soldat ayant perdu sa main gauche lors d'une des guerres qui marquent le début du règne de Jean le Magnanime. Ce personnage manchot, héros picaresque moderne, symbolise le côté masqué, l'arrière des choses, ce qui se cache derrière toute réalisation, derrière les brillants et le lustre, celui qui ne s'assoit pas à la droite de Dieu mais à gauche.
À droite, ce que l'on montre, ce que l'on professe, les grands principes, à gauche... les moyens pour y accéder... pas forcément aussi reluisants...
À droite, l'édification d'un couvent magnifique, splendide, comme rarement on en aura vu de par le monde. À gauche, les milliers de vies sacrifiées pour ce rêve mégalo, les milliers d'ouvriers mobilisés de force et arrachés à leur campagne comme aux plus belles heures de l'esclavage des pharaons d'Égypte. À gauche, les millions engloutis, les trésors gagnés à la sueur et au péril des vies, loin, très loin, tout cet or et ces diamants du Brésil. Tout ça pour ça, pour du clinquant, pour de l'esbroufe, pour se sentir vraiment catholique.
Ce livre est aussi un brûlot anti-chrétien qui dénonce toute l'hypocrisie et les abus du système religieux, ainsi que la farouche violence de l'inquisition d'alors.
Une chasse aux sorcières qui nous mène droit au quatrième personnage principal de ce livre (après Balthazar, le père Bartolomeu Lourenço et le roi), peut être le plus important, la femme extralucide Blimunda. José Saramago en fait un personnage incontournable autour duquel repose tout le surnaturel un peu comme Úrsula Iguarán était le pilier de Cent Ans de Solitude.
Blimunda représente les hérésies combattues par l'inquisition. Blimunda représente la lucidité, la fidélité, l'amour du peuple pour sa base, pour son socle c'est-à-dire pour le Portugal même.
Le couple Balthazar-Blimunda c'est l'image même du Portugal : Balthazar, représente le courage et le sacrifice de soi ; Blimunda la volonté, la fidélité à la famille et la croyance aux forces occultes.
Le roman comporte deux moments distincts. Durant la première moitié, la construction de la Passarole, la machine volante du père Bartolomeu Lourenço par ces deux marginaux de Balthazar et Blimunda occupe l'essentiel de l'espace.
Dans la seconde moitié du roman, l'édification du couvent de Mafra et ses dommages collatéraux (construction déjà présente dans la première moitié mais encore plus présente par la suite) occupent une position centrale. D'ailleurs, le titre original du roman est Memorial do Convento, titre que nous-autres francophones comprenons assez facilement.
Le père Bartolomeu Lourenço est un personnage ayant réellement existé, mais Saramago en fait un symbole ; celui de la folie du Portugal de cette époque-là, celui du temps et de l'énergie investis dans un rêve évanescent destiné à disparaître inexorablement au lieu de se soucier de ce qui fait l'âme de ce pays : son peuple. À ce titre, le prêtre et le roi souffrent du même mal ; ils ont la tête dans les nuages mais bien peu les pieds sur terre...
Je n'en dirai pas plus long sur la substance du roman où perle de partout un amour véritable de son auteur pour son pays, même s'il en brosse tous les travers sans concession et parfois avec férocité.
Je voudrais encore dire deux mots de la forme qui n'est pas non plus sans intérêt. José Saramago expérimente une forme de ponctuation intuitive non conventionnelle, notamment dans les dialogues, ainsi qu'un tas de petites astuces ou trouvailles formelles très originales et qui rendent le texte très ouvragé.
Le style baroque, en accord avec la période de l'histoire considérée, peut parfois être un peu pesant, mais dans l'ensemble, nous avons affaire à un grand virtuose du verbe, ce qui n'est pas si fréquent, et ce que je tiens à saluer.
Pour moi, voici un bon livre, un très bon livre même, que j'ai vraiment apprécié mais pas jusqu'à le faire pénétrer dans les appartements de mes chefs-d'oeuvres fétiches dont je garde jalousement la clef au plus profond de mon coeur.
Mais ceci n'est bien sûr qu'un avis boiteux sur un dieu manchot, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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