"Il vaut mieux avoir vécu vingt-cinq jours comme un tigre qu'un millénaire comme un mouton."
(proverbe tibétain)
Je trouve un peu injuste que ce charmant classique américain n'ait aucune critique sur Babelio. Surtout si vous aimez les tigres...
William Saroyan les aime bien, et il les met souvent dans ses histoires, malgré tous les soucis qu'ils peuvent causer. Par exemple, dans l'histoire appelée "Le barbier dont l'oncle s'est fait dévorer la tête par un tigre du cirque", on va rencontrer un barbier dont l'oncle s'est fait dévorer la tête par un tigre du cirque. Et ce n'est guère mieux dans les autres histoires : dès qu'un tigre apparaît, les ennuis commencent, comme on peut très bien le constater dans le recueil "The trouble with tigers". Bref,
Saroyan fait souvent courir des tigres dans les pages de ses livres : des tigres excentriques qui se comportent habituellement de façon tout à fait inhabituelle.
Vu comme ça, le tigre de Tracy n'a rien d'exceptionnel, ce qui veut évidemment dire qu'il est plutôt exceptionnel. Voire même scandaleux. Tout d'abord, ce n'est même pas un tigre, mais une panthère noire qui va devenir tigre sans même en rougir. Elle va s'échapper d'un cirque, mordre le gardien et semer une certaine pagaille dans les rues de New York, avant de tomber sur Tracy.
Alors, comment se fait-il que les panthères deviennent des tigres, chez
Saroyan ? Eh bien, comme tout et n'importe quoi qui peut arriver dans les livres.
Saroyan invente. Tous les écrivains le font, mais lui invente juste un peu plus et un peu autrement que les autres. Peut-être parce qu'il est d'origine arménienne, et l'âme arménienne est bien rêveuse et joueuse, tout comme ces paysans rustres qui volettent comme des anges au-dessus de leurs villages dans les tableaux de Chagall.
Dans la nouvelle "Le tigre de Tracy", on a tout de suite plusieurs tigres. le tigre de Tracy est la panthère noire échappée du cirque. Mais le tigre de Tracy est aussi l'amour, le rêve, le désir et la joie de vivre. le tigre de Tracy est Laura Luthy, un bon café le matin, un château gonflable pour les mômes, un champ de lin fleuri, un bel objet chiné trois fois rien dans une brocante. Bref, c'est tout et n'importe quoi, mais c'est surtout "quelque chose" à l'intérieur de Tracy.
Tout cela est de la faute de
William Blake. Mais
William Blake ne pouvait pas savoir, en écrivant en 1794 son poème sur le tigre, synonyme d'énergie et d'élan vital, que ce tigre-là va devenir vivant et s'installer dans la tête du petit Thomas Tracy de Fresno, 3 ans. Il ne pouvait rien deviner sur les problèmes que cela causera à Tracy, car ceux qui n'ont pas leur tigre ont la chance de pouvoir mener une vie bien tranquille sans trop de surprises. Finalement, le fait de ne pas avoir son tigre a beaucoup d'avantages, et le livre de
Saroyan pourrait presque servir de mode d'emploi de comment éviter les ennuis :
Pour commencer, il ne faut pas écouter la poésie de Blake à 3 ans.
A 15 ans, il ne faut pas traîner au zoo pour fumer des cigarettes et regarder les filles.
A 21 ans, il est fortement déconseillé de vouloir devenir le meilleur goûteur de café, surtout quand 50 autres personnes avant vous, bien plus qualifiées, attendent déjà ce poste depuis 50 ans.
Il ne faut pas non plus courtiser les filles à la crinière noire, en robe de tricot jaune .
Et vous, les jeunes filles à la crinière noire, ne partez pas de chez vous quand un jeune homme avec un tigre vous rend visite, en le laissant en compagnie de votre mère !
Et pour finir - vous, les panthères noires, restez bien sagement dans votre cirque, pour ne pas créer de remue-ménage inutile.
Mais vu la passion de
Saroyan pour les tigres, ce serait trop demander...
Sans les tigres, ce délicieux conte de fée pour adultes, ce "n'importe quoi" lyrique, qui fait penser aux films de Chaplin ou aux frasques surréalistes, ne pourrait pas exister. Il n'est pas surprenant que le tigre de Tracy prenne toutes ces formes, réelles et imaginaires. le monde de
Saroyan est un monde de rêve et de fabulation. Mais on y trouve aussi une vision satirique de l'Amérique des années 50, avec son "business" omniprésent, son monde de publicité et sa presse à sensation.
Ce serait une erreur d'imaginer le tigre de Tracy avec des griffes acérées et des grandes dents ; au fond c'est un gentil pépère, joueur comme un chaton. Son histoire n'est que "fantaisie, magie et abracadabra", comme dirait le psychiatre Pingitzer dans le livre, quand il parle de ses patients ; un éloge de la douce folie.
Et parce que c'est un conte, le tigre disparaîtra à la fin tout aussi mystérieusement qu'il est apparu. Peut-être pour redevenir une image dans un livre, ou encore le poème qui l'a fait naître... il est retourné dans sa tanière imaginée par
William Blake, en attendant que quelqu'un d'autre ait encore besoin de lui. Tout le monde n'est pas forcément réceptif aux tigres, mais je le suis, donc 5/5.