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LA GRANDE DÉROUTE Paru quatre ans après la Libération, le troisième volume des Chemins de la liberté nous fait retrouver les personnages rencontrés dans L'Âge de raison puis le Sursis, selon une même approche simultanéiste. C'est la guerre, nous sommes en 1940 et les journées cruciales de la mi-juin nous sont rapportées telles qu'elles sont vécues à New York, à Marseille, boulevard Saint-Germain (où Daniel admire le corps de soldats allemands qui défilent), au jardin des Tuileries (il y drague un jeune qui voudrait bien se supprimer) ou sur la route de l'exode, du côté de Gien. À Marseille, Boris Serguine et sa soeur Ivich prennent un café dans un bar. La jeune Ivich, qui périodiquement a envie de se tuer, « a le ballon » (sic) : — Quelle saleté ! Boris fait l'amour avec Lola. Plus âgée que lui, celle-ci boit, prend de la cocaïne, et sa beauté n'est plus très fraîche (le 18 juin à 5 h. 45, « elle se réveilla dans le dégoût comme chaque matin, elle se réinstalla comme chaque matin dans son vieux corps pourri. »). Pendant ce temps, du côté des Vosges, Mathieu Delarue (professeur de philosophie encore trentenaire, comme Sartre) partage la débâcle de soldats abandonnés par leurs officiers. Beuveries sordides, vomissements parfaitement répugnants. Leur vulgarité ou leur bêtise le dégoûtent mais il ne les accable pas, écoutant seulement leurs pauvres échanges désabusés. Ils ont la mort dans l'âme : — On a bonne mine, les gars. Pour ça, on a bonne mine. — Les soldats de 40 ou les rois du sprint ! — Les géants de la route. — Champions olympiques de course à pied. — Voilà, voilà. — On est des parias. Mathieu rejoint un groupe qui continue à se battre. Réfugié dans un clocher, il tire sur les Allemands (il se lâche, c'est « une énorme revanche »), dans une véritable scène d'anthologie sur laquelle s'achève la première partie du roman. Nourrie de l'expérience personnelle de l'auteur (après avoir été capturé, puis être resté deux mois dans une caserne à Baccarat, Sartre fut transféré à Trèves, dans un camp de vingt-cinq mille prisonniers), la deuxième partie ne multiplie pas les points de vue comme précédemment mais propose un récit beaucoup plus linéaire, autour des deux figures de Brunet (l'intellectuel communiste, journaliste à L'Humanité) et Delarue. On conviendra que les mots de Sartre (les siens ou ceux qu'il met dans la bouche de ses personnages) ont passablement vieilli, avec toutes sortes d'expressions ou de vocables qui n'ont plus guère cours, que nos enfants méconnaissent et que nos petits-enfants trouveront sans doute très étranges (« avoir le ballon», par exemple, pour être enceinte ; « quel bon vent vous amène ? », « vous en avez de bonnes », « nous voilà beaux », « on est vernis », change de disque », « on n'est pas à la messe », « corner dans les oreilles », « aux pommes », « c'est bath », « elle est gironde », « s'en mettre derrière la cravate », « être à la crotte », « le pas de gymnastique », « être crampon », « se plumer », pucier , bochie, culs-terreux, le senti-bon, le dur, etc.). Mais on ne manquera pas d'admirer le brio de Sartre dans la conduite des dialogues comme sa virtuosité dans la description des choses les plus minuscules ou des faits les plus insignifiants. Alors que le train emmène les prisonniers en Allemagne, le grand cycle romanesque de Jean-Paul Sartre se termine par ces cinq mots : « Demain viendront les oiseaux noirs. » + Lire la suite |