AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de henrimesquida


Mathieu est professeur de philosophie. Son amie, Marcelle, est enceinte : un accident. Chacun s'active à trouver des solutions pour un avortement à un prix raisonnable et dans de relatives bonnes conditions. Sarah, qui a de l'expérience, se propose comme intermédiaire. En fait, en plus des raisons théoriques qui portent Mathieu à refuser l'engagement du mariage, il est lassé de Marcelle ; en outre, il est attiré par Ivich, la soeur de l'un de ses anciens élèves, Boris. Après maintes tergiversations, Mathieu finit par voler de l'argent à Lola, la maîtresse de Boris. Daniel, un ami homosexuel de Marcelle comprenant qu'elle a envie de garder l'enfant, se propose de l'épouser. Mathieu se prend à les envier. Eux, au moins, se sont engagés, ont décidé d'un acte devant lequel ils ne peuvent reculer. Lui, « il n'avait jamais pu se prendre complètement à un amour, à un plaisir, il n'avait jamais été vraiment malheureux : il lui semblait toujours qu'il était ailleurs, qu'il n'était pas encore né tout à fait. » Il a « l'âge de raison », et pourtant, il se sent incapable de « commettre » un acte : « Moi, tout ce que je fais, je le fais pour rien ; on dirait qu'on me vole les suites de mes actes ; tout se passe comme si je pouvais toujours reprendre mes coups. Je ne sais pas ce que je donnerais pour faire un acte irrémédiable. »

La liberté, c'est le choix. Mais choisir, c'est s'engager. le choix est ainsi un entre-deux entre liberté et engagement, auquel je ne puis échapper. Même si je ne choisis rien, je choisis de ne pas choisir, je m'engage, certes à rien, mais j'y suis tout de même, malgré tout. Engagé, me voici donc moins libre que je ne l'étais avant que de choisir. Il m'a fallu décider et cette décision fît d'une infinité de possibles un fait, un seul, effaçant tout ce qui aurait pu être. Il y a également l'importance du choix, laquelle est fonction de l'intensité de ce que sera l'engagement à venir. Je puis très bien avoir une idée de sa mesure avant le choix, et ainsi en amont peser le poids d'une décision en suspens. Mais cela n'est pas toujours vrai. Et puis il y a toujours de l'imprévisible, même en toute connaissance de causes. Intensité et imprévisibilité sont ainsi deux dimensions inhérentes à tout choix dont la variabilité n'appartient à personne. Mathieu, le héros de Sartre, lui qui veut être libre à tout prix, en refusant notamment ce dont il est le créateur, se trouve enserré dans ces dimensions. Mathieu pourtant décide et cherche activement les moyens de sa décision, les trouve d'ailleurs, mais le résultat n'est pas celui qu'il attendait, d'où dans un premier temps le sentiment d'être spolié des conséquences de ses actes. Imprévisibilité donc. Puis vient un temps où Mathieu prend conscience d'un vide, du peu d'intensité de ses décisions : « Mais tout ce que je fais, je le fais pour rien ; on dirait qu'on me vole les suites de mes actes ; tout se passe comme si je pouvais reprendre mes coups. Je ne sais pas ce que je donnerais pour faire un acte irrémédiable. » de tous les personnages du roman, Mathieu est celui qui revendique le plus d'être libre, mais il est aussi celui qui se perd le plus. Ou plutôt il devient très peu. La liberté, c'est choisir, c'est s'engager, mais c'est également devenir. Mathieu pourtant choisit, donc s'engage, mais il reste ce qu'il est. On peut ainsi très bien devenir ce que l'on est déjà, comme Mathieu.

L'Age de raison continue de transmettre, comme une maladie, une succession de petites morts physiques et contagieuses, l'état de crise morale de ses personnages. Tonalité : pessimisme énergique. Beaucoup de dialogues, de misères, d'analyses, de nervosité empêchée. Les héros se regardent agir tandis qu'ils agissent. Ils se méfient des autres, d'eux-mêmes. Ils se font des crasses, des provocations. Ils s'envient, se détestent, s'aiment de travers. Ils ont des lâchetés, des élans ricanants, réprimés. Leur amour-propre est contagieux, pénible, cassant. C'est le bal morne des gestes perdus et des occasions manquées : une panoplie dont il faut se débarrasser.

Les dernières phrases de l'Age de raison méritent davantage encore d'être citées. Nous sommes trois ans avant. Mathieu croit que sa vie d'homme libre est foutue et Sartre conclut pour lui : «Déjà des morales éprouvées lui proposaient discrètement leurs services : il y avait l'épicurisme désabusé, l'indulgence souriante, la résignation, l'esprit de sérieux, le stoïcisme, tout ce qui permet de déguster, minute par minute, en connaisseur, une vie ratée.» Ce petit inventaire n'a guère vieilli : on voit depuis trente ans se multiplier à la télé, à la radio, dans la presse et l'espace public, les figures de moralisant éprouvé. Elles vantent l'éthique, la vie bonne, l'humanisme sans peine, les droits de l'homme et l'indignation en toutes et lointaines situations, dans la plus confortable abstraction. Elles apparaissent, naturellement, sous les masques de vies réussies. Cette prépondérance en dit long sur l'état d'entretien des chemins de la liberté.
Commenter  J’apprécie          151



Ont apprécié cette critique (6)voir plus




{* *}