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Critiques filtrées sur 4 étoiles  
1946, on a fêté la victoire et les assassins courent encore.

“La France entière se réjouit ou fraternise dans les rues …
Va-t-on parler des Juifs ?
Va-t-on saluer le retour parmi nous des rescapés …
Pas un mot. Pas une ligne dans les quotidiens. C'est qu'il ne faut pas irriter les antisémites.”

UN TAS DE QUESTIONS

Avec la “question juive”, c'est en fait un tas de questions qui sautent aux yeux, mais comprenez qu'elles tombent mal, dans ce moment d'unité nationale. Elles tombent toujours mal en fait …

Et puis, comment pouvez-vous parler à la place des juifs ? de quoi je me mêle ? On s'inquiète pour rien.

Aujourd'hui, on peut entendre que “le judaïsme doit beaucoup à l'antisémitisme puisqu'il s'est construit en réagissant à la haine dont il a été victime”. (** J'ai fait ici un détour par l'interview de Delphine Horvilleur - en juin 2023 - Letemps.ch- “Le texte ne dit que ce qu'on lui fait dire”)

Malgré le dilemme imposé aux juifs, certains revendiquaient leur judaïsme et en même temps l'identité nationale. Eux seuls pouvaient encore parler du « coeur du judaïsme »** (l'expression est de Horvilleur)
D'autres, plus nombreux, ne voulaient plus en parler. Et alors que leur judaïsme devenait indicible, ils.elles embrassaient à corps perdu l'identité nationale.

C'est tout ça à la fois que Sartre découvre comme une « identité de situation » produite par la situation elle-même, et aussi mouvante qu'elle. Comme il peut dire aussi que l'existence précède l'essence. Comme “le texte ne dit que ce qu'on lui fait dire” ** (cf Horvilleur au-dessus).

Comme un antisémite voudrait passer pour un roc dans sa “certitude fulgurante”, alors qu'il.elle n'est que le produit de générations qui lui ont appris qu'il.elle était un.e bon.ne français.e de souche.
Mais s'il.elle est aussi sérieux.se dans sa haine des juifs, qu'il.elle est léger.e dans ses arguments irrationnels, c'est qu'il.elle fait un choix libre d'une certaine conception du monde.
Qu'il.elle se trouve maintenant concentré.e devant un mathématicien juif, « et l'antisémite qui suit son raisonnement devient, en dépit de ses résistances, son frère. » (sa soeur).

Sartre dessine un long portrait de l'antisémite qui invite le public à se poser une seule question :
Si je ne corresponds pas à ce portrait, serais-je capable de “lever le petit doigt pour empêcher de violenter les juifs ?”

Il faut questionner en effet celui ou celle qui se dit “démocrate”, mais qui peine à se distinguer de l'antisémite. C'est que l'individu singulier-universel qu'il.elle conçoit n'a concrètement aucune singularité. Il.elle se veut libéral.e à condition que la politique rende impossible une “conscience juive” ou de la même façon une “conscience de classe”, etc…
L'assimilation des individus par abstraction des singularités, voilà son programme.
Sartre invite son public très rationnel à refuser de considérer le rationalisme comme “un pur jeu d'abstractions”.

“Ce sont nos paroles et nos gestes, notre antisémitisme, mais tout aussi bien notre libéralisme condescendant, qui ont empoisonné le Juif jusqu'aux moelles ; c'est nous qui le contraignons à se choisir juif, soit qu'il se fuie, soit qu'il se revendique, c'est nous qui l'avons acculé au dilemme”

Évidemment, dans un État de droit, “pas un Français ne sera libre tant que les Juifs ne jouiront pas de la plénitude de leurs droits”.
Et d'un autre côté, « on peut accumuler les décrets et les interdits : ils viendront toujours de la France légale et l'antisémite prétend qu'il représente la France réelle.”

C'est donc à une révolte plus profonde qu'il faut réfléchir.
“Les vrais Français, les bons Français sont tous égaux car chacun d'eux possède pour soi seul la France indivise.”
“Ce qui fonde la vertu de l'antisémite c'est l'assimilation des qualités déposées par le travail de cent générations sur les objets qui l'entourent, c'est la propriété”. (Il possède l'identité par assimilation de l'avoir à l'être. L'identité est possédée.)

MILITER et RÉFLÉCHIR

Il faut dire que Sartre a du style. Qu'on n'aime ou qu'on n'aime pas, on peut remarquer sa diversité d'approches ; celle du philosophe, du théoricien politique, du romancier, etc…
J'aurai beaucoup de plaisir à tenter de décrire son style, car il me paraît très inspirant.
Certes, en faisant deux choses à la fois, militer et réfléchir, il accuse nécessairement un décalage par rapport à l'évènement. En outre, on estimera ses jugements insuffisamment réfléchis, ou carrément irréfléchis, peut-être. Il tombera sur un os, ce sera trop sommaire ou il faudra tout reprendre, peut-être.
Mais précisément, il décomplexe.

Philosophe, Sartre réserve ses longs développements à d'autres livres ; mais on retrouve ici l'importance d'étudier les questions en situation. Il porte un regard phénoménologique qui doit mettre en suspens une sorte de vérité naturelle trop évidente, quitte à se contenter de “vérités plus fragmentaires mais plus précises”.
L'existence précède l'essence. On ne peut rien être sans jouer à l'être, ou à ne pas être. Nous sommes condamnés à être libres. L'Autre entre et je ne m'appartiens plus. Ces pensées sont omniprésentes. (Être-en-soi, être-pour-soi, être-pour-autrui).
Dans sa phase militante, Sartre assume le fait de suspendre les questions métaphysiques, mais c'est pour les reprendre plus tard, une fois libéré des questions sociales et politiques urgentes.

Théoricien politique, Sartre est connu pour ses expériences hasardeuses avec la pensée marxiste. Elle est reconnaissable dans ce livre, et loin d'être inintéressante. Disons qu'il y a bien une tendance à arrêter la pensée dans un état idéal. L'authentique après l'inauthentique, et finalement la libération avec la disparition du dilemme. Sartre dépeint très bien la duplicité des personnages, mais elle n'est pas infinie ; chacun.e vit avec ses contradictions, mais doit toujours agir.
Au-delà de l'homme, il voit la finalité vivante comme « un projet aveugle et rusé », et ne voit pas bien que l'être vivant mute imperceptiblement, et non sans risques, pour s'éclater au monde comme un malade (condamné à être libre). L'homme fait-il autre chose ? Contrairement à d'autres, Sartre revendique faiblement son spécisme. Il y a une générosité, un optimisme foncier, qui laisse toujours une ouverture.

Romancier, Sartre dessine ici, non pas des personnages de fiction, mais plutôt des persona en train de jouer à être ou ne pas être, comme ils le font dans la réalité.
L'antisémite joue à être un roc haineux. « Il lit dans les yeux des autres une image inquiétante qui est la sienne et il conforme ses propos, ses gestes à cette image. » ;
Le démocrate joue à être l'Homme Universel qui va de soi ;
Le juif inauthentique joue à n'être pas juif ;
Le juif authentique joue au stoïcien « marqué d'une nature et d'une destinée qui le dispense de toute responsabilité et de toute lutte ».
Aucun n'est fou (ou totalement fou), tous font des choix libres « qui engagent toute leur personne ». Ce qui crée nécessairement des ouvertures ; les choses pouvant tout à fait se dénouer dans la chambre à coucher (dans l'intimité du vivant).

AUJOURD'HUI

Sartre ne traite que de la situation des juifs français en 1946. Mais sa manière de militer et de réfléchir est inspirante dans d'autres situations ; comment redonne t'il vie à des questions tout à fait communes ?
Faire entendre ses différences. Faire face (ou faire fuir la machine). Se défaire des jeux abstraits, des mystiques nationales (et autres rapports toxiques).

Si Sartre s'attarde sur l'inquiétude existentielle des juifs, c'est qu'elle est la prémisse qui peut et qui doit, selon lui, se transformer en révolte.
Le démocrate sera alors forcé de bouger - on imagine que c'est déjà le cas en lisant ce livre - alors que pour l'heure on voit bien son apathie. Sans parler de l'antisémite qui ne bougera jamais ou sinon par la force des choses.
Sur le fond, disons-le tout de suite, Sartre ne parle pas à la place des intéressés, notamment au sujet de l'Etat d'Israel (pas encore proclamé). Pour les juifs français, c'est un choix possible (une alternative). ***

On trouverait plusieurs points communs avec l'analyse que Hanna Arendt a faite sur la situation des réfugiés juifs aux Etats-Unis en 1943. (« Nous autres réfugiés »).
Le fait, pour un assez grand nombre de juifs, de renoncer à leur judaïsme, rappelait trop à Arendt et à Sartre les prémisses d'un régime totalitaire. Les visions sont tranchées, et aucun des deux n'a vu que les “chemins de fuite” ont aussi le pouvoir de dégonfler imperceptiblement toutes les machines assimilatrices. Il y a des mutations existentielles ou une “puissance créatrice” différente de celle que Sartre voit en pleine lumière. Peut-être est-ce le rationalisme dont il parlait, celui qui sort des limites du “pur jeu d'abstractions” ?

Aujourd'hui, on dirait que Sartre et Arendt ont été alarmistes puisque la situation des juifs a fini par s'améliorer. Mais comment faire pour prévenir l'émergence d'un nouveau phénomène totalitaire, autrement qu'en se révoltant à chaque fois qu'on doit faire taire sa différence ?
(Et comment faire autrement pour aussi prévenir l'émergence d'une forme catastrophique de développement séparé ?)

En observant l'antisémite, Sartre trouve plusieurs fois le raciste. D'une part ils.elles revendiquent en commun une sorte de propriété indivise de la « France réelle ». C'est à cette mystique nationale qu'on a associé le mot naturaliser.
D'autre part, ils.elles ont une haine de celles et ceux qu'ils voient comme une mauvaise « race » qui se perpétue. le projet commun de l'antisémite et du raciste c'est l'extermination.

C'est dire, en passant, comment l'idée de nature est en mauvaise posture. Comment ne pas s'étonner que cette nature-là soit réellement « empoisonnée jusqu'aux moelles » ? (Si Sartre s'était arrêté sur la situation écologique, il n'aurait pas pu dire autrement).

Aux autres points d'intersection de l'antisémitisme, Sartre trouve la haine envers les femmes avec des détails glaçants. Mais on est à peine surpris de la part de l'antisémite, tant il peut voir dans la féminité un “avatar de la différence”. ****

NOTES :

*Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive. 1946
https://fr.scribd.com/document/301216364/Jean-paul-Sartre-Reflexions-Sur-La-Question-Juive

**Delphine Horvilleur - interview juin 2023 - Letemps.ch- « Le texte ne dit que ce qu'on lui fait dire »
https://www.letemps.ch/societe/egalite/delphine-horvilleur-texte-ne-dit-quon-lui-dire

*** Il n'y a aucune évocation d'une question israélo-palestinienne dans ce livre, qui, encore une fois, se concentre sur la situation des juifs français. (En 1967, Sartre se rend sur place pour prendre la mesure de la situation.)

**** “avatar de la différence”. J'ai emprunté l'expression à Barbara Cassin dans “L'effet sophistique”. J'ai d'ailleurs été frappé de voir comment l'expression de Horvilleur « le texte ne dit que ce qu'on lui fait dire », répondait à l'expression sophistique : l'être n'est qu'un effet de dire.
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Certes, Sartre ne se livre à aucune méditation sur la Shoah dans ce livre écrit en 1946 - peu différent en cela de ses contemporains.
Certes encore, il ne connaît manifestement ni l'histoire du peuple juif, ni sa culture, ce qui l'amène à dire que le Juif est le simple produit de l'antisémitisme.
D'où sa solution : supprimons l'antisémitisme (en bâtissant la "société sans classes"), et le "problème juif" disparaîtra de lui-même.
Ces bémols énoncés, il y a quand même de belles choses dans ces "Réflexions".
L'analyse de l'antisémitisme y est lumineuse : c'est la peur (de la modernité, de l'autre, de l'étranger) qui explique l'antisémite.
Il y critique également (en contradiction avec lui-même, d'ailleurs), l'assimilationnisme démocratique, qui ne voit dans le Juif que l'homme et lui demande purement et simplement de s'intégrer.
Et puis, comme toujours chez Sartre, à côté des systèmes idéologiques (il s'est pratiquement toujours trompé !), ces fulgurances de style et de pensée...
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L'ouvrage présente une réflexion intéressante, même si cela ne s'applique pas qu'à la haine envers les juifs, mais à d'autres haines raciales également.
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Un livre que je viens de finir et qui m'a réelement plu. Même si JP Sartre l'a écrit au lendemain de la guerre, il reste d'actualité. Un livre intemporel qui construit sa réflexion sur le personnage de l'antisémite.
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