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Critique de CDemassieux


« Il faut bien dire qu'il ne faisait guère bon être juif et jouer de la musique de nègre en ce temps-là…même quand on s'appelait Adolf ».
Rosner, juif errant qui va vers là où le soleil se lève, et la guerre qui court derrière lui comme une bête affamante. Allemagne, Pologne, Russie et retour en Allemagne, voilà pour la géographie. Mais dans ce laps de temps, il y a la fuite, parce qu'autrement c'est la déportation dans les camps nazis, il y a la reconnaissance du « Armstrong blanc » et de sa musique, quoique peu orthodoxe au regard de la ligne culturelle soviétique, il y a le goulag, les femmes, et comme un tuteur pour ce corps meurtri par l'histoire des hommes, le jazz.
Adoubé par Satchmo, puis plus tard par Ellington et Benny Goodman, Rosner va, contre tous les obstacles, et pas des moindres, affirmer, crier sa croyance dans le jazz, sa lueur personnelle qu'il diffusera dans les coins les plus reculés de la Russie. Et tant que dure l'alliance fragile entre l'Est et l'Ouest pour lutter contre l'ennemi commun, Eddy joue jusqu'à plus soif. Après, c'est une autre affaire, le jazz devient une subversion, persona non grata. Mais rien n'y fait, il croit, et quand on croit à ce point, c'est solide.
Si solide que c'est communicatif. Jusque dans le goulag, le jazz de Rosner résonne, déchire pour un temps les barbelés et le froid. Il capte l'attention, fustige la réalité concentrationnaire et parvient à réunir, quelquefois, le bourreau et l'esclave, derrière cet étendard insaisissable qui trône au-dessus de tout et qui dit en substance : « Je suis la voix des esclaves et je ne me tairai pas ». Autrefois favori des grands, Rosner et son jazz de l'Est survivent et aident d'autres à survivre dans des conditions qui flirtent tous les jours avec l'abominable.
« Composé d'ex chanteurs d'opéra, de musiciens philharmoniques, de toutes sortes de zeks [trois premières lettres du mot « déporté » en russe] autodidactes et même de quelques gardiens talentueux, mon orchestre animait avec succès les soirées dans diverses Maisons de la culture. »
Puis Rosner sera libéré, égaré par un bilan de sa vie qu'il assume cependant jusqu'au bout. Lui, l'étranger de nulle part, l'homme sans terre, garde cependant au fond de ses entrailles cette conviction que cette vie, après tout, a été riche de sens, portée par une âme qui est « un flambeau divin qui promène ses lueurs dans les replis du coeur », lui dit une fois le Duke.
Red Jazz est la preuve, s'il en fallait encore une, que l'homme doit une partie de son salut à l'art. Seul l'art, ici le jazz, peut le porter au-delà de ses instincts de mort parce qu'il les sublime, c'est vrai, mais aussi parce qu'il pose l'imaginaire comme un fondamental commandement humain. Pendant qu'il joue, Eddy Rosner voyage dans un monde de tous les possibles, chacune de ses notes est la phrase d'une histoire qu'il raconte ; il improvise une autre vie.
L'inventeur du jazz russe, pourtant, et ça la biographie à la première personne de Natalia Sazonova ne le dit pas, meurt oublié de tous à Berlin, dans un dénuement presque total. C'est peut-être pour cela qu'il faut lire sa vie, écouter sa musique, car il n'est rien de pire que l'oubli d'un homme qui a hurlé aussi fort : « J'existe ! ».

(Publié à l'origine dans Jazzosphère)
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