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Critique de AugustineBarthelemy


Nous, « Jakov et moi », sont des chasseurs. Chaque année, ils se rendent sur le même lieu, pendant trois jours. Un rituel qui leur permet d'oublier les soucis du quotidien, la routine implacable qui s'abat sur chacun d'entre nous. Dans le silence de la forêt, dans l'épaisseur de la nuit, dans la solitude des bois, « Nous » retrouve un peu de paix et de liberté.

« Il » est mourant. Dans le train qui le ramène à son Monténégro natal, où il espère s'éteindre dans l'oubli de tous et de chacun, il contemple les ténèbres. Disparaître. Mais la promiscuité et les odeurs du wagon lui rappellent la vie, une vie qui le quitte, des odeurs qui l'assaillent dans lesquelles la pourriture et l'aigreur ne sont jamais loin. « Il » s'enfuit et saute du train en marche. Il se retrouve sur le ballast, ne sachant ni où il est, ni où il va. Résolu, il marche dans la nuit noire.

Au petit matin, les pas de « Il » l'ont mené vers le campement de « Nous ». Chacun surpris de ne pas être seuls dans ce lieu censé être désert, ils se jaugent avec curiosité avant que « Il » ne rebrousse chemin pour ne pas être tenté de renoncer à la mort. « Nous » étonné de ce comportement, décide de le poursuivre, prêt à lui proposer de l'aide si « Il » en a besoin.

Commence alors une traque ubuesque dans cette forêt isolée. Entre les deux parties, l'une en italique pour marquer les pensées de « Il », l'autre en caractères romains pour « Nous », l'incompréhension devant l'inconnu succède bientôt à la colère. Une course acharnée s'engage et s'intensifie en même temps que monte la rage, terrible, sans fondement, absurde. Une haine féroce naît chez « Nous », aiguisée par la chaleur du jour, par la soif qui les prend, par les ronces qu'ils traversent et les blessent, par leur incapacité à rattraper l'inconnu ou à le semer, par la peur.

Bientôt, voilà les chasseurs rejoints par un berger. Celui-ci croit reconnaître en « Il » un voleur, et le prend en chasse. Un garde forestier regarde avec perplexité ce manège avant de s'y adjoindre, poussé par un désir de puissance, la volonté d'exercer son pouvoir, inique, sur l'inconnu. D'autres vont surgir de la forêt et s'ajouter à la meute devenue folle. Même des femmes en noir, des pleureuses qui inonderont le chemin de leurs larmes, vont rejoindre la foule rendue furieuse. Personne ne sait pourquoi, mais tout le monde déteste le fuyard dont ils ignorent tout autant l'identité que l'histoire.

Poursuivi par une meute déchaînée, « Il », qui ne fuyait les chasseurs que pour mieux réussir son suicide et ne plus être tenté par la vie, découvre la médiocrité de sa propre existence. Lui qui n'avait pour seul désir que de mourir, de disparaître, se remémore soudain son enfance, ses joies et ses terreurs. La volonté de rattraper le temps perdu surgit en lui. Dans cette forêt qui prend alors des allures merveilleuses, « Il » arrache ses vêtements, se frotte à la terre, redécouvre l'odeur de l'humus, avale au hasard des plantes aux propriétés curatives et magiques, restaure sa santé pour mieux vivre le temps qui lui reste. À l'instar de Drogo, héros de le Désert des Tartares, « Il » découvre, dans un éblouissement métaphysique, dans sa course effrénée à la vie, le but final de toute existence.

Avec La Bouche pleine de terre, Branimir Šćepanović propose un texte puissant et inquiétant, entre le roman allégorique et la fable, sur le rapport entre l'individu et la collectivité. Dans une écriture implacable de simplicité, il décrit l'effrayant mécanisme de haine qui se met en place entre « Il » et « Nous », une foule rendue hystérique sur un simple malentendu et qui, même consciente de l'absurdité de la tâche, n'arrive pas à surmonter sa déraison et poursuit sa traque. Au plus près des personnages grâce à la double narration qui alterne les points de vue, le récit nous dévoile toute la complexité de l'âme humaine. Seul face à lui-même, l'individu s'approche alors dangereusement de la vérité de son être.
Lien : https://enquetelitteraire.wo..
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