L’inégalité des chances de transmission, en effet, ne se contente pas de donner la primeur à la propriété foncière et de discriminer le commerce et l’activité productive, comme nous l’avons vu ; elle ne se contente pas de favoriser l’Eglise et de désavantager le profane. Elle fait encore autre chose : elle amplifie l’inouï, l’inhabituel, le fatal. Le navire qui sombre suscite plus de documents que celui qui arrive sans encombre et il a donc la plus grande chance que nous entendions parler de lui (et peut-être seulement de lui) ; la mauvaise lettre de change qui atterrit devant le tribunal et, de ce fait, est rappelée deux ou trois fois dans les sources, a plus de chance de passer à la postérité que la bonne, comme tout ce qui engendre des traces supplémentaires pour avoir suscité la justification, l’étonnement, la critique. C’est ainsi que nous entendons parler de l’inhabituel plus que du quotidien, du coûteux plus que du bon marché, du malheur plus que du bonheur (et du querelleur plus que du pacifique : qui n’a pas de problème et ne fait pas d’histoires a peu de chance de trouver sa place dans un document historique et de venir un jour à la connaissance de l’historien).
"Histoire des rythmes au Moyen Âge" par Jean-Claude Schmitt