« Qu’évoquent pour vous les sentiments du narrateur... »
Mais rien du tout ! Il est stupide, ce narrateur ! D’ailleurs, il n’existe même pas, ce narrateur ! Est-ce que c’est une chose honnête, sérieuse, que de me demander ce qu’évoque pour moi, qui déteste Paris depuis quinze ans, l’arrivée dans la capitale d’un jeune provincial inventé par un écrivain tout aussi ambitieux que lui et mort depuis belle lurette ? Je la vomis, moi, la capitale. Elle est grise, puante, plate, la capitale ! Défendu de grimper sur les tours de Notre-Dame, impossible de skier au Luxembourg, interdit de bivouaquer aux Tuileries... Non, j’en ai rien à faire du narrateur !
... Tiens, au fait, j’ai répondu à la question... Savoir si j’ai le droit de dire ce que je pense réellement ? Bon je vais le prendre. Juste le temps de m’y mettre avant l’épreuve de force avec les parents prévue au dîner.
Qu’on se le dise : Moi, Julien Cedrel, un mètre soixante-douze, cinquante-cinq kilos et toutes mes dents, je m’embête. J’ai des parents pas divorcés qui gagnent leur vie honorablement et l’honorabilité m’embête. J’ai deux petites sœurs aux cheveux pleins de boucles, dont l’une dit oui quand l’autre dit non, ce qui fait une moyenne ennuyeuse comme toutes les moyennes. Mes copains m’embêtent ; le cinéma ne me passionne pas, mais la plus embêtante parmi les activités embêtantes, c’est d’aller me promener en famille, le dimanche, à la campagne. J’ai horreur de la campagne.
J’ai beaucoup résisté à cette idée de vacances en montagne, dans la mesure où je préfère m’ennuyer couché sur une plage que debout sous la pluie à 2 000 mètres d’altitude. Mais il paraît que maman ne supporte plus le camping et que les jumelles sont assez grandes pour suivre le cap de la plus vieille passion paternelle : la marche à pied. Enfin, comment ne pas profiter d’une occasion aussi exceptionnelle que celle-ci : des amis d’amis nous louent, à un prix... d’ami, un chalet situé au-dessus de Vallorcine, en Haute-Savoie, face à la prestigieuse aiguille Verte.
Il y a trente ans, on était content avec dix fois moins. Si tu n’as pas ce que tu aimes, aime ce que tu as.
Lectomaton "Les jumeaux du roi" Nicole Schneegans