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Critique de Erik35


Erik35
29 septembre 2018
LE MESSAGE EST À L'INTÉRIEUR...

Mlle Else est, vue de l'extérieur, une jeune fille bien sous tous rapports : Jeune (19 ans), belle, charmante, élégante, vive ; elle est - du moins pour les apparences - de bonne famille bourgeoise, fille d'un avocat d'affaire de la Vienne de la fin du XIXème (ou du début du XXème. L'auteur nous donne trop peu d'éléments pour mieux situer l'époque. La nouvelle est de 1924) et réside en villégiature dans un palace italien avec sa tante.

Coup de tonnerre : une rapide missive de sa mère l'informe du drame en action. Son père s'est (une fois de plus, mais nous ne l'apprendrons qu'au fil du récit) mis dans une situation financière tellement délicate - le démon du jeu semble en être d'abord la cause principale - et même illégale qu'il risque non seulement la prison mais le déshonneur le plus infamant, pour lui et, par voie de conséquence, pour la famille toute entière. On comprendra très vite cependant que ce père est un avocat véreux ayant l'habitude de solliciter son entourage pour le tirer d'affaires scabreuses. Cette fois, il semble s'en être pris à l'argent de pupilles dont la gestion des biens lui furent confiés... Sans l'ombre d'un ressentiment, il a donc téléguidé ce courrier, via son épouse, afin que sa propre fille se vende, littéralement, à un certain Monsieur von Dorsday, riche, vieux et libidineux marchand d'art en relation avec son père (lequel est au courant d'une de ses récentes et fructueuses ventes de toiles) et par ailleurs présent dans la station thermale où se repose sa fille. Le courrier demande à Else qu'elle fasse l'emprunt de 30 000 gulden, lesquels deviendront très vite 50 000, le montant dû par ce père indigne étant plus élevé qu'il l'avait d'abord prévu. L'intrigue peut, dès à présent, se nouer.

On peut très vite imaginer les remous, la souffrance, les interrogations intérieures de la jeune femme, qui confinent au pire des dilemmes : sauver son père - et, incidemment, sa famille - de la faillite et de la honte publique ou porter le déshonneur dans sa chair mais sans que nul autre que les deux protagonistes directs de l'affaire - elle, le vieux bougre, moins satyre qu'il y paraît de prime abord mais qui ne se rend pas compte de la portée apocalyptique de sa prétention - en sache rien de concret. En un mot comme en cent, se prostituer pour la survie du clan... D'ailleurs, c'est presque en ces termes qu'elle se pose à elle-même ce qu'on lui demande d'accomplir : «Je ne me vends pas ; non, jamais je ne me vendrai. Je me donnerai. À l'homme de mon choix je me donnerai. Me vendre, ah non. Je veux bien être une dévergondée mais pas une putain.» On peut d'autant mieux les imaginer, ces tempêtes intimes, que tout l'art, magistral, d'Arthur Schnitzler nous y invite. Ainsi, cette nouvelle (il ne s'agit en rien d'un roman mais la densité et le brio avec laquelle elle est exécutée en vaut mille) use-t-elle d'un procédé stylistique encore très nouveau à l'époque, inventé par un littérateur français aujourd'hui totalement oublié, un certain Emile Dujardin, pour sa nouvelle parue en 1887 "Les lauriers sont coupés" et qui sera très rapidement qualifié de "monologue intérieur". Ainsi, tout au long des quelques quatre-vingt pages de ce texte haletant, sans répit, mené tambour battant par un maître de la nouvelle, ce sont les pensées de la jeune femme que l'on suit. À peine sont-elles ici et là entrecoupées de dialogues que la jeune femme échange avec son entourage et qui permettent de créer un pont entre intérieur et extérieur, donnant ainsi encore un peu plus de ressort, de suspens à ce texte diabolique par sa conception et sa réalisation. Ainsi, on "entend" les pensées volubiles, parfois volatiles, toujours en tension, d'Else ; des pensées souvent «coq à l'âne» d'une jeune âme forte et fragile à la fois - un peu narcissique, légèrement "hystérique", elle suit une cure dans laquelle lui est prescrit du véronal - , elle souffre et est évidemment en droit de souffrir que d'être auto-sacrifiée par une famille sans vergogne et sans amour sur l'autel de la faute paternelle, qui ne trouve de sens à sa vie que dans la mise en scène d'une fin qu'elle va mettre en scène mais qui va s'avérer parfaitement ratée, rongée par une culpabilité qu'elle échoue à mettre à l'écart, partagée entre désir immense de vivre, de profiter de l'existence (elle a des rêves de maris riches, d'amants nombreux et de vie plus libre que la société de son temps lui promet) et volonté plus où moins outrée, surjouée de se donner la mort...

Le Docteur Arthur Schnitzler connaissait bien son sujet, lui qui était féru des découvertes du Dr Freud avec lequel il correspondait, lui qui s'intéressait de très près aux avancées de ce que l'on appellerait plus tard la psychanalyse, et plus particulièrement aux premières découvertes d'importance en matière d'hystérie et de névrose, s'intéressant de près aux pulsions inconscientes, aux rêves, etc. Partageant avec son aîné de six ans un judaïsme laïque assumé, l'amour pour une même ville, Vienne, une même profession, la médecine, des auteurs proches voire identiques, il est inconcevable de ne pas lire cette nouvelle incomparable à l'aune du "psychologisme" en cours à l'époque. Mais - et, dans un certain sens, les nazis ne s'y étaient pas trompés qui vouèrent le génial autrichien aux gémonies, l'accusnat de participer à la décadence et à la destruction d'une société antique, parfaite et fantasmée - il ne faudrait pas oublier la dimension sociale - sociétale exprimerait-on aujourd'hui - de ce texte brillantissime. Car c'est rien moins qu'à une société aussi sclérosée qu'abominablement hypocrite que le nouvelliste s'attaque ici une nouvelle fois. Une société dans laquelle l'honneur d'une famille, sa réputation, valent mieux que l'intégrité physique et psychologique d'une femme au commencement de sa vie d'adulte ; une société dans laquelle l'individu ne compte guère sans le groupe et, au sein de ces individualités, où la femme demeure assujettie à la figure masculine (ici : paternelle), même si cette dernière est des plus contestables, des plus immorales et mortifères.

Mademoiselle Else est aussi bien plus que cela. C'est, par la grâce d'un écrivain de génie, le portrait incroyablement crédible d'une jeune femme, certes de son temps par bien des réflexions, par son mode de vie, par son entourage et pour cela certains éléments peuvent sembler aujourd'hui terriblement passés, désuets ; mais c'est aussi une demoiselle excessivement moderne, d'abord parce qu'avec une finesse psychologique inouïe, Arthur Schnitzler nous convainc, dès les premières lignes, que c'est bel et bien une personne vivante à laquelle nous avons affaire et dont, par un pouvoir télépathique incroyable, nous pourrions lire chacune des pensées, parce que c'est une charmante opportuniste qui se sait l'être (sans vergogne mais sans malice non plus), parce que si son âge peut nous la rendre parfois naïve, elle est loin d'être niaise ni godiche. Qu'elle est d'une intelligence redoutable derrière ses sautes d'humeur, ses incertitudes, son désir de faire son devoir mais qu'un très fort sentiment de sa propre liberté de conscience, de son individualité lui permet de contrebalancer afin de la sortir du rôle guindé de la "fifille à son papa ou à sa maman".

Si James Joyce avait utilisé ce procédé deux auparavant (en 1922) dans son célèbre Ulysse, c'est bien plus au personnage de Solal, d'Albert Cohen, que cette Mademoiselle Else nous renvoie et qui en fut d'ailleurs, possiblement, l'un des modèles. Même liberté de ton, même sautes d'humeurs, même virulence, même intransigeances, même envies de bien faire, mais sans que leurs créateurs cédassent pour autant jamais aux sirènes désagréables de l'auto-analyse, du contentement de soi dans la contemplation de leurs créatures. L'une comme l'autre sont dans l'action, dans la vie, mieux : elles sont la vie, et c'est ce qui rend d'autant plus troublant ce véritable morceau de bravoure littéraire, dont il semble en outre qu'il n'était pas un coup d'essai pour Arthur Schnitlzer, une nouvelle datant de plus de vingt-cinq ans auparavant et intitulée "Le Lieutenant Gustl" l'ayant déjà utilisé, sans que la postérité s'en souvienne autant. Quoi qu'il en soit, ce bref texte est indubitablement de ceux dont on peut affirmer qu'il n'a pas un mot de trop ni qu'un seul manque tant il est ciselé à la manière d'un diamant magnifique. Quant à sa brièveté, elle devrait être gage que tout lecteur un rien curieux prenne un jour la peine de lire ce monument des lettres germaniques et de la littérature mondiale tout court : le temps d'un court voyage en train, en métro et c'est le monde qui s'illumine un peu plus d'intelligence et de grâce autour de son lecteur !
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