« le vent crie. Des cris qu'on est toujours sur le point de comprendre…
Et qu'on ne comprend jamais ! »
Nous sommes en mer sur l'Éole, un navire de la marine marchande en campagne d'assistance à la grande pêche. À l'assaut du Nord, de la glace, des nuits sans fin.
Les marins, du premier au dernier, sont de petits garçons purs et solitaires se croyant des hommes, persuadés que la vie est vaine, mais prêts à tout pour prouver le contraire. Courant après leurs rêves même si ce ne sont que des cauchemars, l'alcool comme une maîtresse, l'amitié comme roc salvateur ultime. Ils sont désabusés, solitaires, taciturnes ou logorrhéiques, il vivent le désespoir au coeur dans une dignité blessée, ils traînent derrière eux leur passé de guerre et d'Indochine.
« J'ai trop bu. le chef est un subtil tentateur, comme tous les buveurs il est prosélyte. le lâche, le faible, le couard, sont prosélytes. C'est une dernière pitoyable tentative pour se sauver : si tous les hommes renient, alors il n'y a pas de reniement, il y a la nature de l'homme qui est de renier…»
Mais il ne renoncent pas car ils jouissent aussi de ces vies tout à la fois vides et pleines, en lutte perpétuelle : la quête de soi sous forme de fuite en avant, être un homme, un vrai, à qui l'action dans la nature, hostile mais fascinante, donne un sens. L'action? Ils devisent dans la chambre du commandant, sirotent leur whisky, se souviennent, se jaugent…. Ils trainent tous leur passé comme un fardeau, et sans doute voudraient-ils que la vie ait un sens. Parce qu'ils savent qu'ils auront des comptes à rendre, au moins à eux-mêmes, quand la faucheuse se présentera.
« L'hélice tourne sans défaillance, et les turbines grondent, le temps passe. Demain sera comme aujourd'hui, comme hier. Il n'y aura pas d'âcre odeur de poudre, pas de promesse de gloire, ni espoir, ni peur ; tout est en ordre. La mort n'entrera pas en tempête, mais elle est quand même là, tapie ; une voleuse attendant avec une infinie patience. »
Au loin, la figure fascinante de Wilsdorff,
le Crabe-Tambour, l'Alsacien, l'Innocent, suivi de son chat -fétiche, qui les aimante tous, celui qu'ils voudraient être, celui dont les yeux rient , celui qui n'a pas besoin de parler. Les retrouvailles sont perpétuellement repoussées, le sort en veut ainsi, puis elles ont lieu, point n'est besoin de mots pour les décrire, elles sont là, cela suffit.
L'aventure, la nature, la fidélité entre les hommes, et leurs valeurs. Voilà ce qui les unit tous, ballottés dans leurs tempêtes intimes : ils se raccrochent à leurs valeurs, un gouvernail comme un autre qui permet d'avancer, à défaut d'être sauvé. Ça pourrait être grandiloquent et moralisateur, mais non, cela emporte le coeur de désespérance cachée. La nature (et derrière elle la mort ) impose sa loi aux hommes-mêmes qui veulent l'affronter dans une leçon d'humilité assumée.
Au-delà des tempêtes, des sauvetages, des soins aux blessés, de l'efficacité technique des marins, il y a des pauses, il y a l'ennui et l'amertume et entre ces changements de rythme, les hommes sont ballottés, le lecteur est charmé par ce livre âpre.