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Critique de colimasson


Le secret du Monde comme volonté et comme représentation est révélé dans son dernier paragraphe ; auparavant, il aura fallu parcourir un millier de pages qui laissent songeur… reflets de la modification d'un paradigme ou apports véritablement originaux ? Arthur Schopenhauer considérait son travail de réflexion à la manière d'une conciliation des antiques dualismes représentés d'un côté par Spinoza, de l'autre par Descartes :

« Toute philosophie jusqu'à ce jour a pris l'une ou l'autre de ces deux voies [union ou négation du dualisme de l'esprit et de la matière]. Je suis le premier à m'en être écarté, en posant l'existence réelle de ce tertium : l'acte de volonté, d'où naît le monde, est l'acte de notre volonté propre. »


Tertium d'originalité, Schopenhauer a sans doute concilié les prémisses d'une nouvelle mode intellectuelle passionnée de contestation classique et une personnalité innovante. Arthur Schopenhauer, en faisant la synthèse fortuite de toutes les idées marginales ou émergentes de son époque, semble d'abord n'être qu'un répétiteur avide de grotesque. le temps passe, on connaît la suite : Schopenhauer fait oublier ses influences et devient le maître à penser d'un nombre toujours plus croissant de rejetons spirituels, qui voient en lui le représentant du pessimisme.


N'est-ce pas aller un peu trop vite en besogne ? Arthur Schopenhauer prend un plaisir malin à souligner les caractéristiques de la décrépitude de nos existences individuelles. En vrac : « Il n'y a qu'une erreur innée : celle qui consiste à croire que nous existons pour être heureux » ; ou bien :
« L'existence humaine tout entière nous dit assez nettement que la souffrance est la véritable destination de la vie » ; ou encore : « La mort doit être considérée sans aucun doute comme le but véritable de la vie : au moment où elle se produit, se décide tout ce dont le cours entier de la vie n'était que la préparation et la préface ». Et si l'on se morfondait autant parce que nous faisions fausse route ? Avec l'habitude que nous avons prise de considérer l'existence de nos points de vue personnels, parce que nous croyons que nous sommes le centre du monde, son objet de gloire et d'intérêt, parce que nous privilégions nos réussites personnelles plus que nous veillons à assurer la cohésion de l'ensemble, nous avons toutes les raisons d'être malheureux. Belle voie de conciliation que la suivante : en termes matérialistes, privilégiant la physiologie, l'anatomie et la raison au détriment de tout le reste, Schopenhauer nous ouvre les yeux sur l'existence du principe absolu de la Volonté. L'exemple le plus connu des malversations de cette puissance est représenté dans son chapitre de la « Métaphysique de l'amour sexuel ». Pourquoi l'amour nous transporte-t-il sur des sommets d'ébriété si brièvement ? Pourquoi le bonheur cède-t-il ensuite sa place au dégoût, à l'ennui puis à la haine ? Parce qu'il n'est qu'une ruse que la Volonté déploie vis-à-vis de l'individu pour le faire participer à l'effort de régénération continuelle de l'espèce au détriment de ses intérêts personnels :


« le but dernier de toute intrigue d'amour, qu'elle se joue en brodequins ou en cothurnes, est, en réalité, supérieur à tous les autres buts de la vie humaine et mérite bien le sérieux profond avec lequel on le poursuit. C'est que ce n'est rien moins que la composition de la génération future qui se décide là. »


Une fois que la Volonté a obtenu ce qu'elle désirait (la naissance de nouveaux individus), l'amour n'a donc plus de raisons d'exister. Frédéric Beigbeder l'a cyniquement bien compris lorsqu'il publiait L'amour dure trois ans.


Et pourtant, les conceptions de Schopenhauer peuvent conduire à la libération du lecteur vacciné contre le pessimisme. D'une conception quasi-religieuse de la Volonté, considérée comme principe absolu et indétrônable, raison de vivre et instrument d'asservissement des hommes, Schopenhauer fait émerger une nouvelle forme de liberté plus puissante que celle qui ne connaissait pas le pessimisme.


« [L'acte de volonté] est libre ; car le principe de raison, qui donne seul un sens à une nécessité quelconque, n'est que la forme de son phénomène. »


Non pas contre, mais en face du monde comme volonté, se propose le monde comme représentation. Lorsque le premier nous conduit au pessimisme, ne jamais oublier la force du second :


« le monde est ma représentation. –Cette proposition est une vérité pour tout être vivant et pensant, bien que, chez l'homme seul, elle arrive à se transformer en connaissance abstraite et réfléchie. Dès qu'il est capable de l'amener à cet état, on peut dire que l'esprit philosophique est né en lui. Il possède alors l'entière certitude de ne connaître ni un soleil ni une terre, mais seulement un oeil qui voit ce soleil, une main qui touche cette terre ; il sait, en un mot, que le monde dont il est entouré n'existe que comme représentation dans son rapport avec un être percevant, qui est l'homme lui-même. »


Le monde comme volonté ne peut jamais aller à contre-sens de l'humanité. Si ses conséquences me blessent, si je n'arrive pas à les accepter sereinement, il me reste heureusement la possibilité de réviser le monde comme représentation. La vision organique et biologique devient une nouvelle forme d'illumination mystique : rappelle-toi que tu n'es jamais qu'un peu de chair et d'os, et que les autres ne valent rien de plus. Que sont une humiliation ou une déception en face de cette incroyable farce ?


On se doutera bien que sur plus d'un millier de pages, Arthur Schopenhauer se livre et délivre dans toute la multitude de ses contradictions, de ses interrogations et de ses (étonnantes) certitudes. En vrac, il nous parle de la nature du temps, s'interroge sur la particularité de la raison humaine par rapport à la raison animale, dénigre le nouveau mythe de la science (ce qui inspira certainement Nietzsche lorsqu'il écrivit Par-delà le bien et le mal : « […] la science, en effet, ne saurait pénétrer jusqu'à l'essence intime du monde ; jamais elle ne dépasse la simple représentation, et, au fond, elle ne donne que le rapport entre deux représentations »), s'interroge sur la portée du langage (Wittgenstein s'en est-il inspiré : « Je l'avoue, je tombe ici dans un langage figuré et mystique ; mais c'est le seul qui permette encore de s'exprimer en quelque façon sur ce sujet totalement transcendant »), analyse l'humour, dissèque le bonheur, tourne autour de l'esthétique en y rattachant différentes formes artistiques au sommet desquelles il couronne la musique, redéfinit le concept d'Idée platonicienne, cerne la raison d'être de l'Etat, vénère et détruit son prédécesseur Kant, se moque de ses contemporains et des allemands, lorsqu'il se fait le porte-parole des dernières découvertes physionomiques de son temps. Cela pourrait être long et fastidieux, mais Schopenhauer écrit agilement, avec un ton parfois précieux qui oscille pourtant entre légèreté et cynisme, et nous donne l'occasion de découvrir un cabinet des curiosités composé des plus incroyables idésoïdes germés de son esprit trublion. de là à se passionner d'un bout à l'autre de son traité, reste une étape que la frêle constitution de notre individualité ne saura pas franchir, peut-être parce que nous ne sommes pas encore ce « sujet connaissant pur, affranchi de la volonté, de la douleur et du temps » qui constitue l'horizon de Schopenhauer et la source d'inspiration du surhomme.


Arthur Schopenhauer n'a pas permis seulement aux vieux Nietzsche, Wittgenstein, Huysmans, Zola, Proust, Bergson… que nous connaissons de faire du sang neuf avec de vieilles idées. Il reste encore un vivier dense de théories à pêcher au hasard de ses inclinations pour revivifier notre pensée toute gargarisée de cosmologie et de science-fiction.. Quant à savoir ce que la Volonté peut gagner à nous faire patauger dans tout ce marasme d'idées parfois géniales, parfois démentes, nous ne sommes pas habilités à le deviner. Schopenhauer est immanent, non transcendant. C'est à la fois son principal défaut et sa plus grande qualité.
Lien : http://colimasson.blogspot.f..
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