Les apparitions , c'est 90 pages.
C'est parfois bien court mais sous la plume de
Jean- Jacques Schuhl chacune est lourde de sens , effective et imaginaire à la fois. au gré des lignes , le temps qui s'écoule dans un hors temps onirique ,des images observées , des illusions aux détours des allusions .
Schuhl cet auteur de 80 ans peu prolixe n' est pas un écrivain , c'est un créateur qui préfère la page blanche qui s'écrit seule plutôt qu'écrire , c'est un artiste qui s'identifie physiquement à Dürer pour sublimer l'illusoire , un technicien du mot qu'il emprunte , un sculpteur d'âmes qu'il trafique à la volée , un maitre de l'imaginaire , un marginal des lieux communs , un peintre du mouvement pop'art dessinant les contours et l'essence même d'une époque , le comédien qui ne joue qu'en arrière plan afin de mieux faire briller le reste , un
Charlie Chaplin découpeur d'actualités , exorcisation d'une morne réalité devenue conceptuelle.
" Ce soir j'étais sorti tard , je me promenais seul ,couvert de bouts de papier , de coupures déchirées de journaux , je m'en étais distraitement enroulé autour des poignets , ça faisait des bandelettes en bracelets avec l'actualité dessus , et puis d'autres sortaient de mes poches , et j'avais oublié d'enlever de ma veste l'étiquette agrafée du pressing , j'avais l'air d'un mannequin échappé de sa vitrine. Dans ce monde pré- ou bien post apocalypse ou , qui sait?"
Schuhl c'est l'art de se rendre invisible , c'est mettre le mot au dessus, c'est vouloir une part d'éblouissement , d'expressionnisme du monde dénué de toute transformation. l'expression pure de toute chose n'a pas son drag Queen.
"Et puis je suis allé me coucher , laissant la page à la blancheur stérile sous la lampe éclairée dans le bureau désert. C'était une nuit d'orage et j'ai eu du mal à m'endormir. A mon réveil , j'ai eu une surprise : un vers en anglais était inscrit sur la page. Ce n'était pas mon écriture. "Here s the ma with thr e staves an here s the wheel,. ". Il manquait cinq lettres , sur un papier d'un blanc passé. Après la stupéfaction , j'ai éprouvé un certain plaisir : je m'efforce à ce que mes phrases soient le plus distantes de moi possible , détachées , pour avoir l'impression illusoire que ca ne vient pas de moi , mais directement du monde , le langage s'inscrivant sans intermédiaire."
Schuhl c'est court à prononcer , long à renseigner ; je savoure ses apparitions entre veille et sommeil à la suite d'un soir de novembre lors duquel il a fait une hypoxie ,violente hémorragie interne entrainant une perte d'oxygène dans le cerveau . "une nuit d'orage disait-il " …
"Allo ! Vous perdez votre sang !"
S'ensuivent les élucubrations de Schuhl , ses pensées qui dominent la mort , le souvenirs qui s'inscrivent comme un refus du présent , l'esprit divague mais ramène à l'existence , des voix médicales distinctes se font entendre , ne prennent pas l'ascendant sur le cerveau qui continue ses combinaisons qui semblent plus vitales. des saillies de citations en transfusion valent mieux qu'un donneur de sang , ne pas devenir consanguin , ne pas devenir comme lui le donneur , ne pas se remplir de ce sang là , non , juste une greffe de phrases.
"La citation , l'imitation , la parodie , le pastiche sont des transfusions. J'avais le projet , ca me prend parfois , d'un roman ,totalement synthétique , sans un mot de moi , mais de phrases trouvées ailleurs dans les livres des autres… un roman constitué de pièces rapportées . M'effacer , être vide , disparaitre , j'y éprouve du plaisir , même un petit vertige : le monde moins moi , les mots sans moi mais tout de même par moi :" l'art n'est pas l'expression de soi mais l'échappée hors de soi" . Justement en voilà une , de citation , elle est de T.C Eliot. J'incise dans le corps du texte , coupe et raccorde des articulations , c'est un état d'esprit : la citation est une transfusion , les collages des greffes ,le papier une peau…"
Il s'endort ,
les apparitions , au nombre de 5 défilent dans sa tête , ce chanteur anglais aux airs de Doherty dans un bar en verre brisé et son mort dans un recoin , une dame en taffetas munie d' un verre de liqueur rouge , ou de sang? des pièces … lui , dans un lit au drap blanc , visionnaire d'une soirée tardive dans les recoins de son cerveau . Effets inconscients ou louvoiements de son art ?
Schuhl , l'exigence qui flirte avec le divin et l'extraordinaire ; un chef d'oeuvre d'une envolée marginale , la quintessence du raffinement artistique.