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Critique de Pepite


La ville vue à travers la BD et les livres pour enfants
Les Cités obscures et Babar bâtisseur

Il n'y a pas de genre mineur en littérature, surtout quand c'est la ville qui en est le sujet ou même simplement le thème en fond de plan. La bande dessinée présente cet avantage sur le texte littéraire de combiner l'image et l'écrit, l'un s'appuyant réciproquement sur l'autre dans le cadre d'un scénario dont l'expression se trouve ainsi redoublée. Ce qui, concernant la ville, peut constituer un plus pour rendre une atmosphère ou une ambiance urbaine. A fortiori lorsque la ville, loin d'être réduite au décor de l'action, intervient comme un acteur à part entière. La littérature enfantine ne doit pas être en reste. Elle n'intéresse pas que les enfants auxquels elle est censée être destinée. A travers eux c'est bien souvent le monde des adultes qui est mis en question, et qu'elle vise donc indirectement. C'est que, inévitablement, l'auteur d'un livre pour enfants se projette dans la narration d'un récit qui s'appuie sur l'image – propriété qu'il partage avec la bande dessinée sous une autre disposition du graphisme.

En marge de la Littérature majuscule, il faut compter avec la bande dessinée, dont la série phare de François Schuiten, dessinateur, et Benoît Peeters, scénariste : Les Cités obscures, nous plonge dans l'univers fantastique des villes. Et, pour être exhaustif, on doit aussi mentionner, dans la littérature pour enfants, la célèbre série des Babar, de Jean de Brunhoff, ou comment acclimater les « sauvages » – les bons incarnés par le « petit éléphant » – à la civilisation urbaine ? En les habillant à la mode citadine bien sûr.

Un concept, élaboré successivement, avec des différences sensibles, par Ernst Jentsch et Sigmund Freud, celui d'inquiétante étrangeté, permet de décrypter l'atmosphère qui se dégage de ces Cités obscures, pendant des Villes invisibles d'Italo Calvino. L'inquiétante étrangeté, peut, en effet, être assimilée, soit à un sentiment de familiarité perturbé par l'intrusion d'éléments étrangers, source de doute et d'inquiétude, soit à un dédoublement fugace de la personnalité lié à un dépaysement. C'est ainsi que Samaris, ville dont les voyageurs ne reviennent pas, où Franz est envoyé en mission, se révèle être un simulacre dont l'emblème est une plante carnivore. Cette cité fantôme, dont les décors en trompe-l'oeil changent au gré de leur déambulation, mystifie ses visiteurs. Elle les immerge dans un monde dont l'inquiétante étrangeté laisse présager leur engloutissement. Quand à Urbicande, ville dont Eugen Robick est l'urbatecte (sic), elle sera victime d'une excroissance monstrueuse sous forme de réseau cristallin qui étendra irrésistiblement ses mailles, pour enserrer finalement ses bâtiments et édifices dans une gigantesque pyramide réticulaire. L'étrangeté du phénomène n'empêchera pourtant pas les habitants de s'accommoder des transformations de leur cité… avant l'apocalypse. Même inquiétante étrangeté dans La Tour, réplique de celle de Babel, en ruine et qui menace à tout moment de s'effondrer. Giovani Batista, le mainteneur de l'édifice, Sisyphe médiéval, n'aura de cesse d'en percer l'origine et le mystère. Après avoir livré une dernière bataille victorieuse contre les sortilèges de l'édifice, il commentera son épopée : « Il y eut des jours où la réalité de la Tour m'accabla d'un poids formidable et écrasant ; d'autres jours où elle disparaissait à mes yeux comme si jamais je n'y avais vécu […] ». Inquiétante étrangeté… étrange familiarité d'un univers d'architectures délirantes où le fantastique côtoie le réalisme sans ménager de solutions de continuité, ou si peu. Au-delà des différences de genre – littérature et bande dessinée – c'est bien, sur le plan des procédés d'expression, cet effet de réel qui distingue les Cités obscures des Villes invisibles. Ce que marquent leurs qualificatifs respectifs dans la mesure où l'obscurité n'exonère pas du réel alors que l'invisible l'exclut : réalisme fantastique d'un côté, imaginaire rêvé de l'autre.

Le petit éléphant éduqué par les hommes de la ville versus le petit d'homme adopté par les animaux de la jungle. de retour au pays des éléphants, fort du bagage culturel acquis au contact des humains, qu'il n'aura de cesse de faire partager à ses congénères, Babar se fera sacrer roi (1er album : Histoire de Babar, le petit éléphant). Après un voyage de noces mouvementé en ballon en compagnie de sa jeune femme, Céleste, voyage au cours duquel ils s'échoueront malencontreusement sur une île de l'océan, manquant de peu d'être mangés par des cannibales (sic), notre héros se vouera corps et âme à ses sujets, pour lesquels, soucieux de les faire bénéficier des bienfaits de la civilisation, il fera construire une ville bien occidentale, pour ne pas dire coloniale, ville blanche dans les deux acceptions du qualificatif, surgie de la savane, à la composition symétrique, symbole de l'ordre culturel. La première édition du 3e album (Le roi Babar), qui narre ses hauts faits de bâtisseur et rend compte de sa mission civilisatrice, fait suite au Voyage de Babar (2e album) et date de 1933. Or, l'exposition coloniale s'était tenue en 1931 à la Porte Dorée. On rappellera que l'urbanisme colonial a été promu sous l'impulsion de Lyautey au Maroc dans les années 1912-1925. Urbanisme marqué par la volonté du résident général et chef des armées de ne pas répéter les erreurs commises en Algérie. Dans le respect du mode de vie traditionnel et avec le souci de préserver la médina, il préconisera une urbanisation séparée pour les colons, dont Henri Prost fut le maître d'oeuvre. Ville moderne du colonisateur opposée à la ville traditionnelle dominée et qui sera bientôt absorbée par la première. C'est ainsi que le protectorat permit d'expérimenter des conceptions urbaines nouvelles qui ne furent pas sans inspirer ultérieurement, toutes choses égales par ailleurs, nos urbanistes continentaux.

Si, comme le dit Proust, « la lecture est au seuil de la vie spirituelle », c'est, bien en amont, par le détour du fantastique que la littérature pour enfants nous aura familiarisé avec le réel, perçu comme inquiétant sinon menaçant. Et parvenu à l'âge mur, c'est, à rebours, en renouant avec l'imaginaire de notre enfance à travers la BD, que nous cherchons à échapper aux contraintes d'une réalité pesante. Ainsi en va-t-il de même du citadin adopté par la ville, matrice de son acculturation, et qui n'aura de cesse de s'en distancier par la suite, quitte à la fantasmer.

Lien : http://urbainserre.blog.lemo..
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