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Critique de Presence


Ce tome est le troisième (en format bandes dessinées) du cycle des Cités Obscures, mais le quatrième dans l'ordre de lecture (version 2007). Il est initialement paru en 1987, avec un scénario de Benoît Peeters et des dessins de François Schuiten. Il est essentiellement en noir & blanc avec quelques cases dont une partie est en couleurs. Il comprend une histoire complète et achevée, qui se déroule sur un continent comprenant d'autres cités remarquables. le tome précédent était L'archiviste (1987), le tome suivant est La route d'Armilia, et autres légendes du monde obscur (1988).

La première séquence montre Giovanni Battista (le personnage principal) sur une scène dépouillée (un simple rideau derrière lui) délivrant un monologue cryptique servant d'introduction, dans lequel il est question de colonne délabrée, d'inspecteur qui ne vient pas, d'abandon de poste, et de tableaux. L'ouvrage comporte 6 chapitres ; le premier s'intitule "Où Giovanni Battista, mainteneur de son état, comprend qu'il a trop mangé d'oeufs". le lecteur découvre un grand gaillard quadragénaire, doté d'un fort embonpoint qui vit seul dans une maison en bois munie d'une cheminée, nichée au milieu d'imposants piliers en pierre, d'arches monumentales et d'arcboutants. Il est réveillé d'un lourd sommeil par le bruit d'une chute de matériaux. Il inspecte son secteur et effectue le ravalement nécessaire en constatant qu'il n'aura bientôt plus de mortier. Lorsqu'il se produit une autre chute, sa décision est prise : il ne peut plus attendre la venue hypothétique d'un inspecteur, il doit avertir les autorités sur l'augmentation des incidents attestant du vieillissement de l'édifice. Son voyage commence.

La présente édition (2008) comprend une postface concise de Benoît Peeters qui indique que l'inspiration pour "La tour" provenait du souhait de Schuiten de dessiner des architectures plus anciennes que dans les 2 premiers tomes, et du tableau La tour de Babel (vers 1563) de Pieter Bruegel. À partir de là, Schuiten et Peeters ont repris cette idée de Tour colossale, en y incorporant d'autres influences picturales. En particulier, Peeters oriente le lecteur vers Les prisons imaginaires de Giovanni Battista Piranesi (1720-1778, le héros a hérité de ses 2 prénoms comme patronyme). Il est possible de reconnaître une variation sur La Liberté guidant le peuple (1830) de Ferdinand Victor Eugene Delacroix dans les 5 dernières pages. le tome s'achève sur un facsimilé d'interview des 2 auteurs menée par Isodore Louis (le narrateur de "L'archiviste") abordant le rôle d'Orson Welles dans le récit. Schuiten et Peeters indiquent qu'ils ont modelé Battista sur son apparence physique, et qu'ils se sont inspirés du caractère de Falstaff (1965).

Plusieurs thèmes abordés dans les tomes précédents trouvent un écho dans "La tour" : l'administration désincarnée et déconnectée (avec toujours l'influence de Franz Kafka et du livre le château, 1926), l'architecture de la Tour définissant et imposant le mode de vie à ses habitants, le voyage amenant des découvertes merveilleuses (l'influence des voyages extraordinaires de Jules Verne), la quête d'un savoir caché pour comprendre le monde. Peeters a créé un personnage immédiatement sympathique, à la forte présence, sans pour autant qu'il n'écrase les autres (moins imposant qu'Orson Welles). Son voyage étonnant fournit la dynamique du récit. Lors d'une séquence, Battista se retrouve à consulter les livres d'une bibliothèque bien fournie (dont l'un intitulé avec malice "Obscurae civitates"), une sorte du double du lecteur plongé dans "La Tour" à la recherche d'indices et pièces du puzzle. D'ailleurs, à un moment, Battista contemple un dodécaèdre représentant le continent des Cités Obscures, sur lequel figurent les villes de Samaris, Urbicande et Xhystos.

Dans le cadre de ce récit, la tour de Babel représente la soif de l'homme à vouloir entreprendre, à vouloir s'élever dans la connaissance, au risque de perdre de vue des valeurs essentielles, et de se retrouver dans un environnement pour lequel ses capacités d'adaptation se révéleront insuffisantes. le thème de la communication se limite à cette rupture entre une bureaucratie invisible et inconsciente de la réalité de la situation. Peeters s'attache plutôt à développer un autre thème métaphysique, celui de la conception de l'univers, en reprenant un modèle à 4 étages (emprunté à Paracelse, 1493-1541), et en reprenant le thème du passage du monde clos à l'univers infini développé par Alexandre Koyré (1892-1964). À la première lecture, la conception d'une réalité à 4 étages peut faire sourire par sa vétusté et son manque de sophistication. Mais pour le lecteur ayant lu "L'archiviste", l'un de ces étages peut être assimilé à celui de la source à laquelle s'abreuvent les créateurs, telle qu'évoquée par Isidore Louis.

Outre les influences déjà citées plus haut, Schuiten s'inspire également d'un élément ou deux de Léonard de Vinci. Il est possible de repérer un hommage à Moebius (page 67) lors d'une séquence onirique. Mais il n'est pas possible de réduire la vision artistique de Schuiten à un amalgame réussi de ces différentes influences. Tout comme la narration de Peeters entraîne le lecteur dans le voyage de Battista, mais aussi dans un périple intérieur, les dessins de Schuiten immergent le lecteur dans un monde pleinement réalisé, palpable, plausible, fantastique et merveilleux. La connivence entre scénariste et dessinateur est telle que cette bande dessinée semble avoir été réalisée par un seul et unique artiste, texte et dessins se complétant en harmonie, sans répétition.

Dès la première case du premier chapitre, le lecteur prend plaisir à promener son regard dans la case, à prendre le temps de savourer la découverte du lieu (le salon de la bâtisse de Battista). Chaque case est dessinée avec une minutie soucieuse du détail juste. Chaque environnement est représenté avec le souci du réalisme plausible, de la véracité technique, de la sensation tactile de chaque texture. Schuiten force le respect du lecteur par son investissement et son implication à sculpter chaque pierre, chaque madrier, chaque éboulis. Pour Schuiten, il n'y a pas de case secondaire, ou juste fonctionnelle. Chaque case bénéficie du même degré d'attention et de soin. Il n'y a pas d'arrière plan vague, répétitif ou impersonnel. Battista (puis les autres personnages) évolue dans des lieux conçus en 3 dimensions, avec une logique architecturale. La progression de Battista dans la tour est dictée par sa conception que les images rendent limpide pour le lecteur. Par exemple, page 22, la dernière case en bas est de la largeur de la page. Battista s'apprête à descendre le long de la façade de la tour, sur des marches qui ne sont que des dalles émergeant de la façade, sans rampe, ni garde-fou. le lecteur peut promener son regard pour regarder chacune des pierres des murs gigantesques, et constater leur degré d'érosion. Il peut apercevoir une ouverture aménagée avec sa voute en plein cintre. Il aperçoit au loin quelques oiseaux en plein vol. Il distingue les endroits où les bâtisseurs ont utilisé des pierres de module différent pour aménager une particularité. Chaque case se prête à ce type de regard scrutateur, générant une immersion sans commune mesure dans l'environnement de Battista.

Il y a encore beaucoup à dire sur cette Tour, car la narration recèle des sous-entendus, induit des implications, invite à la rêverie et à la réflexion. Cette architecture massive et à étages sous-entend en particulier un objectif fonctionnel (s'élever, prendre de la hauteur), mais aussi une structure pyramidale pour la société qui a conduit à la réalisation de cet édifice. Les déclarations d'Ellias Aureolus Palingenius impliquent un code moral, une philosophie de vie à laquelle le lecteur confronte inconsciemment ses propres convictions, guidé subliminalement par le récit. Il peut également réfléchir au rôle de la nature dans ce récit (faune et flore), rôle auquel elle est cantonnée par cette civilisation, mais également à la place qu'elle occupe en définitive. Comme les tomes précédents, ce récit clair et limpide, riche et foisonnant suggère de nombreuses interprétations au lecteur sans en imposer aucune, au travers d'une aventure grand spectacle et distrayante.
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