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Critique de LaSalamandreNumerique


L'homme descend du singe. Au départ il s'en distingue peu d'ailleurs : il est petit, voûté, pas très beau et plein de poils. En prime il est stupide comme le montre son petit cerveau. Mais, progressivement, cela s'améliore. Il grandit, son cerveau aussi, il se redresse et regarde noblement vers l'horizon (à droite, vers l'avenir, il va de soi). Il devient aussi moins poilu et plus clair de peau.
Au départ la pauvre chose est trop stupide pour être capable de faire autre chose que de chasser (et bien mal) et de se nourrir frugalement en cueillant ce qu'il trouve. Naturellement son espérance de vie est faible et il est à la merci des prédateurs. Il ne laisse pas grand-chose derrière lui à part quelques os.
Avec le progrès il va découvrir de quoi vivre moins mal, même si cela lui prend un temps infini. Il y aura le feu mais aussi par la suite l'agriculture qui le mettra à l'abri des aléas de la nature sauvage. Simultanément il saura s'organiser en États ce qui le protégera et lui donnera enfin la possibilité d'être en sécurité et de construire une civilisation digne de ce nom. Il devient aussi capable d'écrire, d'aimer, d'enterrer ses morts...
Au final il deviendra un être prodigieux : Nous ! Mais il est possible qu'il se développe encore et passe à la conquête de l'espace (musique de Civilization à écouter durant cette lecture, merci).
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Ce qui précède est très voisin, l'ironie mise à part, de ce qui était appris dans les écoles et ailleurs il y a encore peu. Cela ne présente qu'un, léger, problème : c'est très largement inexact.
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Homo domesticus est un des très nombreux livres qui s'attachent ces dernières années à étudier avec rigueur la révolution néolithique pour faire le point sur l'état actuel des connaissances. Je ne vais pas vous proposer une critique détaillée et "savante" de cet ouvrage car elle existe ailleurs. Je vais plus m'attacher à contextualiser cet essai, à en préciser les enjeux et choix et, je l'espère, à donner à certains d'entre vous l'envie d'en savoir plus.
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James Scott est un anthropologue anarchiste, dans la lignée de Marshall Sahlins. Il est donc, en toute logique, opposé aux règles imposées, à l'autorité en général et à l'existence d'États. le regard qu'il poste sur le néolithique (passage pour l'humanité d'un mode de subsistance de type "chasseur-cueilleurs" à un mode de vie plus sédentaire, basé sur l'agriculture et l'élevage) n'est donc pas neutre. Pour cette lignée d'auteurs c'est le passage d'une société "libre", où les individus sont autonomes, à la société actuelle, basée sur la hiérarchisation des hommes et à l'existence d'un pouvoir central puissant et oppressif, entre autre. Sans surprise le jugement de Scott sur l'état actuel de notre organisation économique et sociale est très critique.
Si, comme pour moi, l'anarchisme est largement étranger à vos convictions, vous pourriez avoir envie de délaisser cet ouvrage à ce stade. Pourtant ce serait une erreur il me semble. En effet Scott a une approche rigoureuse et, s'il cherche des arguments allant dans le sens de ses convictions, il le fait avec honnêteté, en chercheur se souciant avant tout de la vérité. Son point de vue hétérodoxe devient alors une richesse, offrant un éclairage particulier sur cette époque, plausiblement la plus déterminante de l'histoire humaine jusqu'ici.
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Ce livre fourmille d'informations. Je n'en liste rapidement que quelques-unes :
- Les céréales sont un atout considérable (voire indispensable selon Scott) pour développer un État car cette culture se prête au stockage mais aussi à l'établissement d'un impôt.
- L'agriculture n'a pas succédé à un mode de vie basé sur la chasse et la cueillette : les deux ont coexisté très longtemps.
- La vie des premiers agriculteurs a été bien plus laborieuse, difficile et risquée sur le plan alimentaire que celle des chasseurs cueilleurs.
- Les zones humides, loin de nuire à la survie des hommes, ont joué un rôle déterminant dans la prospérité de nombreux groupes.
- La sédentarisation agricole a été la source de multiples épidémies, humaines mais aussi animales et végétales
- Les États n'ont pas succédé facilement aux modes de vie antérieurs, au contraire il y a eu des millénaires d'alternances d'États et de modes d'organisations moins centralisées.
-Les États se sont développés plus facilement dans les zones géographiques où les fuir était impossible.
- L'État a prospéré sur l'esclavage.
Vous trouverez de très nombreuses autres connaissances dans cet essai mais aussi des sources de questionnements forts intéressants. Je n'en évoque qu'une, rebondissant sur le titre. L'homme a domestiqué la nature, façonnant un lieu de vie radicalement différent pour les animaux et les végétaux que l'auteur appelle la domus. L'humanité a privilégié certains traits de son environnement au détriment d'autres, a fait prospérer quelques espèces et en a détruit bon nombre, intentionnellement ou indirectement. Les espèces domestiquées n'ont plus grand-chose à voir avec leurs ancêtres « sauvages ».
Dans le même temps « notre » mode de vie a radicalement changé. Aujourd'hui nos conditions de vie dépendent bien peu du fait d'identifier les plantes comestibles et de connaître les habitudes de nos prédateurs ; inversement ignorer un avis d'imposition ou déplaire à son employeur est une « relativement mauvaise idée » le plus souvent. Jusqu'à quel point ce processus de domestication humaine nous a-t-il modifiés, et comment ? Et que faut-il en penser ?
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Internet, je l'ai encore constaté récemment sur ce site, a tendance à radicaliser les points de vue selon un processus bien connu des sociologues : l'auto-sélection et la concentration de personnes ayant les mêmes convictions et communiquant entre elles les incite à croire que leurs avis initiaux sont largement partagés et favorise un parcours vers plus d'extrémisme. le support-livre nous offre largement l'opportunité inverse à savoir disposer du temps nécessaire pour s'ouvrir à d'autres idées, cultures, pensées, sensibilités et ce dans le silence et la durée qui sont propices à de tels élargissements de notre univers personnel.
Ce livre me semble offrir l'une de ces possibles ouvertures, une façon de questionner ce que nous vivons aujourd'hui avec un double décalage temporel (le néolithique) et « politique » (peu d'entre nous sont de fervents anarchistes). De cet échange serein avec l'auteur peut naître une grande richesse et une façon plus fine de voir le monde qui nous entoure.
C'est pour cette raison principale que je conseille sans réserve cet ouvrage, remarquable de clarté et d'érudition.
Bonnes lectures à tous !
PS : Pour qui veut aller plus loin que mes quelques lignes ne pas hésiter à s'intéresser à l'entretien détaillé avec l'auteur associé à cette critique.
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