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Nathalie Bauer (Traducteur)
EAN : 9782493909428
1087 pages
Collection Proche (07/09/2023)
4.31/5   135 notes
Résumé :
"Inutile de le nier, je suis comme les bêtes : je sens l’air du temps."
Le 23 mars 1919, le groupuscule Faisceaux de combat est constitué à Milan par Benito Mussolini, un obscur journaliste et activiste. Le 3 janvier 1925, désormais chef du gouvernement italien, le même Mussolini assume ses responsabilités dans l’enlèvement et l’assassinat d’un député qui s’était opposé à lui au Parlement.
C’est le début du régime fasciste.
Il a fallu seulement ... >Voir plus
Que lire après M, l'enfant du siècleVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (23) Voir plus Ajouter une critique
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C'est un vrai exploit de rendre passionnantes 800 pages sur l'accession au pouvoir de Mussolini entre 1919 et 1925, le sujet et le héros n'ayant rien d'attirant en représentant la défaite d'une démocratie devant une bande d'activistes.
Seulement Antonio Scurati a du talent, certes il a trouvé le scénario déjà écrit et le casting choisi mais a su réaliser une mise en scène de haute volée avec dialogues et décors de premiers choix.
La force de l'écrivain est de donner de l'épaisseur, de la chair aux hommes et aux évènements, là où l'historien retrace froidement et souvent platement les faits établis. Avec des chapitres nerveux, terminés par des extraits de presse ou de discours, Scurati donne un rythme soutenu qui lui permet de garder la main sur son lecteur surtout s'il est, comme moi, ignorant de la matière. Pas de commentaires de l'auteur sur les faits, mais l'on sent souvent de l'ironie et de la tristesse au coin d'une phrase devant les comportements attristants qui ont laissé M accéder au pouvoir.

L'aspect littéraire étant réussi, reste à évoquer l'essentiel : les faits historiques. A l'issue de la Grande Guerre l'Italie est dans le camp des vainqueurs mais se sent mal récompensée et l'amertume s'installe dans les esprits, particulièrement dans ceux des Arditis. Ces soldats hardis de première ligne ont pris le goût de la violence et du sang, désoeuvrés ils n'aspirent qu'à retrouver des combats et seront la base du mouvement fasciste. N'ayant rien à perdre ils sont prêts à toutes les extrémités.
Mussolini ancien socialiste ayant pris le parti de la guerre va comprendre qu'entre le socialisme qui fait peur à la société italienne et les partis conservateurs il y a une place à prendre pour des hommes déterminés que la violence n'effraie pas.
Virtuose du retournement de veste il saura jouer des antagonismes des partis et de la faiblesse de l'état pour s'imposer en n'hésitant pas à lâcher les chiens, en encourageant bastonnades, attentas et assassinats. Pour arriver à faire croire à l'Italie qu'il était l'homme fort dont le pays avait besoin pour arrêter les désordres qu'il avait lui-même organisés.

Evidemment comparer les années trente et notre époque est un exercice peu réaliste, mais il n'est pas inutile de retenir qu'un petit groupe violent et déterminé, face à une démocratie faible et divisée qui hésite à employer la force, peut l'emporter. Il aurait suffi lors de la marche sur Rome des fascistes en 1922 de quelques coups de canons pour que l'aventure de Mussolini finisse dans un fossé.
Ensuite la tentation de l'homme providentiel n'est jamais loin pour un peuple, la force physique, la virilité affichées par M ont su séduire une population déboussolée et qui en avait assez des années de violence. C'est quand même à méditer.
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Voilà une lecture marquante pour moi en ce premier tiers de l'année, probablement un des livres qui finira au sommet de mes lectures 2021. Ce premier tome d'une série de trois consacrée à Benito Mussolini et au fascisme italien n'est pourtant pas exempt de défauts, loin s'en faut. Mais ce pavé de plus de 800 pages reste une lecture passionnante pour tous ceux qui s'intéressent à cette période charnière de l'entre-deux guerres, et à ce début de XXe siècle décisif pour notre monde contemporain.

Car comment ne pas faire de parallèle entre notre époque et celle qui mena le Duce au pouvoir en 1922 ? Cette défaite des institutions et cette défiance de tous contre chacun qui permit à la violence de devenir un argument politique et social décisif… 100 ans plus tard, la démocratie est malheureusement toujours mourante, les grands industriels sont toujours aussi prompts à fouler l'éthique pour garantir leurs profits, et la défiance envers les politiciens est à son apogée.

C'est d'ailleurs, peut-être, l'un des défauts du livre : très ancré dans l'époque, ce roman documentaire se veut d'une précision historique maniaque, citant régulièrement des correspondances privées et autres discours publics, et prend rarement du recul pour mettre en perspective les événements. Ce qui rend parfois ce tome 1 étouffant et éprouvant, tant les répétitions sont nombreuses – on aurait aisément pu se passer de 200 pages ou plus. Pour nous faire vivre cette période, Antonio Scurati a choisi un récit méthodique et presque quotidien des états d'âme de Mussolini et du pays qui l'a porté au pouvoir. On y redécouvre un homme qui est « comme les bêtes : [il] sent l'air du temps » et sait manipuler les foules, mais qui ne comprend pas les individus, leurs préoccupations, et refuse de se faire des amis.

De début 1919 à fin 1924, nous voilà plongés dans ses réflexions et ses manoeuvres pour conquérir le pouvoir, avec l'objectif de faire de l'Italie « non une servante mais une soeur des autres nations européennes ». Même si Scurati n'est ni tendre ni complaisant avec Mussolini et ses acolytes Arditi, squadristes et autres anciens combattants ou partisans de Gabriele D'Annunzio, le fait de raconter la conquête du pouvoir du point de vue des fascistes (principalement) peut poser problème. Sur le fond, le travail documentaire est irréprochable (heureusement pour un roman documentaire et historique !), mais sur la forme le style de Scurati n'est pas des plus passionnants, et l'empathie pour Mussolini que son récit peut provoquer, peut-être malgré lui, reste relativement malhabile.

Aussi, on le sent fasciné par la violence incroyable de l'époque, où les rixes et meurtres politiques sont monnaie courantes. Les pages sont remplies d'exactions et de brutalité, pour nous faire toucher du doigt que cette histoire s'est écrite dans le sang, quelques années après le traumatisme de la Première Guerre mondiale. Un biais intéressant mais qui s'avère rébarbatif dans la durée.

Malgré ces quelques réserves, on dévore les chapitres courts de M, l'enfant du siècle, révisant une histoire qu'on connaît au moins dans les grandes lignes, et qu'on redécouvre dans des détails parfois surprenants. Voilà pourquoi j'ai vraiment hâte de lire les tomes 2 et 3, quitte à compléter ma lecture par la suite avec une biographie de Mussolini, un livre sur le futurisme, un autre sur Italo Balbo, etc. Car le roman de Scurati ouvre sur d'autres lectures, donne envie de se documenter à son tour sur l'entre-deux guerres. Et ça, c'est une très grande qualité.
Enfin, ce pari de rendre l'Histoire lisible pour tous par le biais d'un roman « vrai », dans lequel tous les personnages sont des personnes historiques, me paraît une idée assez fascinante et attirante pour ceux qui préfèrent les atours du roman à ceux de la biographie ou de l'essai. Une réussite donc, tant par l'ambition du projet que sa mise en oeuvre.
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Très belle entreprise que celle d'Antonio Scurati mais ô combien risquée : il romance la vie de Mussolini (En fait son ascension au pouvoir dans ce premier volume) accompagnant les passages romancés de documents authentiques (articles , lettres …) . L'entreprise me paraît réussie : j'ai lu plusieurs biographies du « Duce » en italien et en français (Milza entre autres) et le côté factuel me paraît respecté. Mais les dialogues , le style très lyrique donne de la vie à l'histoire . Quant au point de vue il est clair :l'image du dictateur et des ses sbires est clairement négative. Mais le point le plus intéressant c'est que l'auteur montre à quel point c‘est la faiblesse , la lâcheté , la corruption ,l'aveuglement des « élites » politiques en place (à de rares exceptions près) plus que la force d'un agrégat de brutes ,qui ont permis l'arrivée au pouvoir de cette poignée de truands . On voit les profondes faiblesses et les divisions du mouvement fasciste qui se serait effondré devant une opposition réelle. Ce livre est donc aussi une leçon pour nous (le risque est encore là sous d'autres formes) en espérant que ce ne soit pas une anticipation.
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A l'occasion de la sortie du troisième tome en Italie, et au regard de l'actualité transalpine récente, j'ai voulu le relire mais cette fois dans la langue de Dante.
ce qui modifie quelque peu la critique

Roman historique ou L Histoire en roman.

Difficile de trancher. L'auteur nous prévient dès le préambule : "Les événements et les personnages de ce roman documentaire ne sont pas le fruit de l'imagination de l'auteur. Au contraire, les faits, les personnages, les dialogues et les discours relatés ici sont tous historiquement documentés et/ou rapportés par plusieurs sources dignes de foi. Reste cependant que l'Histoire est une invention à laquelle la réalité apporte ses propres matériaux. Mais sans arbitraire."

Reste que le parti pris utilisant la technique de la multiplicité des points de vue est diablement efficace. 

Ce livre va de la fondation des faisceaux de combat de 1919 à l'assassinat de Matteotti (1924) en passant par des épisodes d'importance primordiale ou secondaire sur le plan historique, tous visaient cependant à démontrer la capacité du "fils du siècle" à tirer parti des difficultés de ses adversaires à prendre des décisions, et de son extrême adaptabilité et ténacité à poursuivre un objectif.

Explication du titre :
"Le 30 octobre 1922, à 11 h 05, alors qu'il montait l'escalier du Quirinal afin que le roi lui confie la tâche de gouverner l'Italie, Benito Mussolini, d'origine plébéienne, bohémien de la politique, autodidacte du pouvoir, dépourvu de toute expérience du gouvernement ou de l'administration publique, et député depuis seulement seize mois, était à trente-neuf ans le plus jeune Premier ministre de son pays, le plus jeune des chefs de gouvernement du monde entier, et il portait la chemise noire, l'uniforme d'un parti armé sans précédent dans l'Histoire. Malgré tout, ce fils de forgeron – l'enfant du siècle – avait gravi les échelons du pouvoir. Soudain, le nouveau siècle s'est ouvert et refermé sur ses pas."

Cette oeuvre extraordinaire de Scurati, est à ne pas manquer et pour au moins deux raisons.
D'une part en raison de la nouveauté de la structure : il est difficile de le définir comme un roman historique, bien qu'il se réfère certainement à ce genre, car il n'a pas les caractéristiques littéraires, étant la narration centrée sur une séquence de scènes uniques dans laquelle les personnages ou les événements choisis de temps en temps occupent la narration avec une technique presque théâtrale, dans laquelle les acteurs tiennent la scène quelques instants avec une puissance expressive et une tension psychologique. L'effet est extraordinaire : une véritable explosion, qui donne un caractère toujours plus vigoureux à l'histoire et confère à l'ensemble une puissance expressive unique.
Ensuite, le choix du personnage Mussolini, mis en scène sans compromis et sans jugements moraux, comme il paraît : histrionique, violent, très rapide à saisir les opportunités, toujours sans scrupules, habile rhéteur, sachant saisir les forces inhérentes aux oubliés des tranchées qui forment le noyau dur de son parti et le lectorat de son journal. Tous ses adeptes les plus ardents sont des vétérans de la guerre, plus ou moins incapables de se réadapter et enclins à la violence, violence qui, entre 1921et 1922, prend de plus en plus une connotation antisocialiste, dépassant même ses intentions d'ancien socialiste.
Parmi les nombreux personnages qui sont évoqués, deux disputent la scène au principal protagoniste pour leurs charmes et leurs forces :
D'annunzio, le poète et héros de la grande guerre, celui qui inocule le germe de la subversion avec l'expérience de Fiume (ou Rijeka de nos jours) et
Matteotti, le socialiste réformiste très lucide qui dénonce sans hésiter la violence et la corruption du fascisme naissant, payant son courage de sa vie.

En tout cas on pourra saluer à l'auteur d'avoir retranscrit à merveille l'atmosphère de ces années par la myriade de faits et d'épisodes criminels qui ont marqué la montée du fascisme. Ce récit est le livre de la décomposition d'un monde, qui donne naissance à un monstre. Et ça n'en est que plus vertigineux. L'auteur nous explique dans le détail les mécanismes de cette prise du pouvoir : les acteurs, dépassés, incapables de comprendre ce qui se passe devant leurs yeux, les chefs locaux indisciplinés, qui eux voient que Mussolini n'est pas réellement des leurs, et qui en viennent à hésiter, un roi qui n'a pa su signer un décret au bon moment.
C'est l'Histoire qui s'écrit sous nos yeux.
Cette histoire est profondément actuelle, elle est par certains côtés, une leçon pour que  l'Histoire ne se reproduise pas...

si seulement c'était vrai....
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"M", une seule lettre pour une tranche d'histoire fondamentale de l'Italie. Avec comme sous-titre : "un enfant du siècle." Sans vraiment parler d'ambiguïté, ce choix n'est pas anodin. Celui, probablement (sûrement ?) d'atténuer un sujet complexe, particulier, pour ne pas dire explosif. Cette biographie temporelle romancée d'un des hommes, à la fois le plus vénéré et haï de son temps aurait pu tout aussi bien s'appeler "chronique des années de sang," tant elle est empreinte de violence, de terreur, de crimes impunis. Six années (1919-1925) qui ont permis au "Duce d'Italia" d'accéder au pouvoir. Fils de forgeron, émigré en Suisse pour éviter le service militaire avant de devenir un petit instituteur de province, militant socialiste de base puis élu, directeur de l'organe du parti "Avanti" avant d'en être évincé et de créer son organisation politique : les faisceaux de combat, à la fois, la base même du mouvement fasciste et sa structure armée ; enfin son propre journal, le Popolo d'Italia, Benito Mussolini a construit patiemment son ascension et son accession, se déjouant des pièges avec intelligence et malice.
M donc comme Mussolini, mais aussi comme Marasme politique et économique d'une Italie d'après-guerre exhangue, comprimée entre - surtout - deux factions, les socialistes attirés par la révolution bolchevique et la droite blanche, bourgeoise... fascisante. En s'appuyant sur la réalité des faits et sur une documentation abyssale, Antonio Scurati, narrateur de talent, précis, détaillé, lyrique sans être exalté, nous fournit un livre dense, réaliste, habile, sans concession. Nullement agiographe, il a fait une travail d'historien. Il met à jour les qualités premières et les défauts majeurs d'un être à la formidable ambition dans la recherche d'un pouvoir, guidé par le chaos ambiant et par ses chemises noires, les faisceaux de combat, les Arditi, anciens combattants puis les squadristes, véritables terroristes dans une guerilla rurale et urbaine. L'auteur rétablit un certain équilibre entre les clichés négatifs et la réalité plus nuancée où l'esprit de grandeur pour la nation de Mussolini a peut-être (probablement) dépassé sa propre ambition.
M aussi donc comme Manipulateur des masses, comme Marionnetiste, orateur de talent, stratège politique et grand spécialiste de, ce que l'on appelait à l'époque en France, le tango italien, un pas en avant, deux en arrière pour mépriser la pleutrerie des Italiens lors de la première guerre mondiale. Lui, il stigmatise son état-major : "le fascime se répand parce qu'il est porteur des germes de la vie, non ceux de la dissolution," "les agitateurs rouges, la race bâtarde de l'Italie," "qu'est-ce qu'un attentat contre le roi, sinon un accident du travail," la jouant bigenre lors de ses écrits dans son journal, ses contacts avec les dirigeants des autres partis, socialistes, libéraux comme lors de la marche sur Rome, retournant même ses adversaires lorsqu'il prend pour lui, la responsabilité de l'assassinat de Giacomo Mattéotti, son ennemi socialiste héréditaire. de même avec Gabriele D'Annunzio, le poète - soldat, dont il réfute la notoriété.
Du Machiavel avec un M comme Mussolini...

Merci à Masse Critique et aux éditions Les Arènes de m'avoir permis de découvrir ce livre.
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critiques presse (3)
Liberation
18 janvier 2022
A sa façon, cette trilogie parle de l’essence du politique : qu’est-ce que prendre le pouvoir, l’organiser, risquer de le perdre, le perdre vraiment ? Si elle ne renouvelle pas le genre du roman, elle en fait un instrument bienvenu – et fort plaisant – de la réflexion politique.
Lire la critique sur le site : Liberation
LeMonde
16 septembre 2020
L’écrivain Antonio Scurati fait œuvre d’historien et revendique un statut d’intellectuel engagé. Il a écrit « M. L’enfant du siècle » alors que le phénomène populiste s’affirmait en Italie.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LeMonde
16 septembre 2020
Monumental ! Le mot n’est pas trop fort pour qualifier le projet d’Antonio Scurati. L’écrivain italien, qui a reçu le prix Strega 2019 – l’équivalent du ­Goncourt – pour M. L’enfant du siècle, campe le portrait de Mussolini en un triptyque romanesque d’une ampleur inédite.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (20) Voir plus Ajouter une citation
Fondation des Faisceaux de combat Milan, piazza San Sepolcro, 23 mars 1919

Nous surplombons la place du Saint-Sépulcre. À peine cent personnes, uniquement des hommes sans importance. Nous sommes peu nombreux et nous sommes morts.
Ils attendent que je prenne la parole, mais je n’ai rien à dire.
La scène est vide, inondée par des millions de cadavres, une mer de corps – réduits en bouillie, liquéfiés – jaillie des tranchées du Carso, de l’Ortigara, de l’Isonzo. Nos héros ont déjà été tués ou ils le seront. Nous les aimons tous jusqu’au dernier, sans distinction. Nous sommes assis sur le monceau sacré des morts.
Le réalisme qui succède à chaque inondation m’a ouvert les yeux : l’Europe n’est plus qu’une scène de théâtre privée de personnages. Tous ont disparu : les hommes barbus, les pères monumentaux et mélodramatiques, les libéraux magnanimes et geignards, les orateurs grandiloquents, cultivés et brillants, les modérés et leur bon sens, auxquels nous devons depuis toujours notre malheur, les politiciens en déconfiture qui vivent dans la peur panique de l’effondrement imminent, mendiant chaque jour un délai avant l’inévitable événement. Pour eux tous, l’heure a sonné. Les vieillards seront balayés par cette masse énorme, quatre millions de combattants se pressent aux frontières de notre territoire, quatre millions de revenants. Il faut se mettre au pas, à un pas soutenu. Les prévisions sont inchangées, les temps resteront mauvais. La guerre est encore à l’ordre du jour. Le monde se scindera en deux grands partis : ceux qui y étaient et ceux qui n’y étaient pas.
Je le vois, je vois tout cela avec clarté dans ce parterre de fous et de malheureux, mais je n’ai rien à dire. Nous sommes un peuple de rescapés, une humanité de survivants, de restes. Une sensation semblable à l’extase des épileptiques nous a secoués, les nuits du massacre, quand nous étions blottis dans les cratères. Nos discours sont brefs, laconiques, affirmatifs, hachés. Nous proférons par rafales des idées que nous n’avons pas, pour retomber aussitôt dans le mutisme, tels des fantômes sans sépulture qui ont abandonné leur parole à l’arrière.
Et pourtant ces gens-là, ces gens-là seuls forment mon peuple. Je le sais bien, moi qui suis le marginal par excellence, le protecteur des démobilisés, l’égaré cherchant sa route. Malgré tout, nous sommes à la tête d’une entreprise, et il est nécessaire de la faire tourner. Dans cette salle à moitié vide, je flaire le siècle, les narines dilatées, puis tends le bras, je tâte le pouls de la foule et suis certain que mon public est là.
Le premier rassemblement des Faisceaux de combat, que le Popolo d’Italia a annoncé à grand fracas durant des semaines en le qualifiant de rendez-vous fatidique, était censé se dérouler au théâtre Dal Verme, au vaste parterre d’une capacité de trois mille places. Mais nous nous sommes décommandés : entre la grandeur du désert et la petite honte, nous avons préféré la seconde. Nous nous sommes repliés sur cette salle de réunion du cercle de l’Alliance industrielle et commerciale. Voilà donc où je devrais parler à présent : entre quatre murs d’un triste vert d’eau donnant sur le néant d’une petite place paroissiale toute grise, dans une salle dont les dorures tentent en vain d’arracher les fauteuils Biedermeier à leur torpeur, au milieu de rares chevelures ébouriffées, de calvities, de moignons, de vétérans amaigris qui respirent l’asthme mineur des commerces routiniers, des vieilles prudences et des avarices budgétaires méticuleuses. De temps en temps, quelques membres du cercle, intrigués, apparaissent au fond de la salle – un grossiste en savons, un importateur de cuivre, par exemple –, nous lancent un regard perplexe, puis retournent fumer un cigare et boire un Campari.
Pourquoi devrais-je donc parler ?
La présidence de l’assemblée est revenue à Ferruccio Vecchi, fervent interventionniste, capitaine des Arditi, les troupes de choc, démobilisé pour maladie, brun, grand, pâle, décharné, les yeux caves – les stigmates de la dégénérescence maladive. Un tuberculeux excitable et impulsif qui prêche avec violence, sans substance ni mesure, et qui, dans les moments forts des manifestations publiques, s’exalte comme un obsédé, en proie à un délire démagogique, se faisant alors… oui… réellement dangereux. Le secrétariat du mouvement sera presque certainement confié à Attilio Longoni, un ancien cheminot ignare, zélé et bête, comme seuls les honnêtes gens savent l’être. À lui ou à Umberto Pasella, né en prison d’un père geôlier et devenu agent de commerce, syndicaliste révolutionnaire, garibaldien en Grèce, prestidigitateur dans les cirques itinérants. Nous choisirons les autres cadres au hasard parmi les occupants les plus bruyants des premiers rangs.
Pourquoi devrais-je parler à ces hommes ? À cause d’eux, les faits ont dépassé la théorie. Ces individus s’en vont à l’assaut de la vie comme un commando. Je n’ai devant moi que la tranchée, l’écume des jours, la zone des combattants, l’arène des fous, le sillon des champs labourés à coups de canon, des forcenés, des déplacés, des criminels, de géniaux excentriques, des oisifs, des fêtards petits-bourgeois, des schizophrènes, des laissés-pour-compte, des disparus, des irréguliers, des noctambules, d’anciens détenus, des repris de justice, des anarchistes, des syndicalistes incendiaires, des gazetiers désespérés, une bohème politique de vétérans, officiers et sous-officiers, des experts dans le maniement des armes à feu et des armes blanches, des hommes que la normalité du retour a découverts violents, des fanatiques incapables d’y voir clair dans leurs propres idées, des survivants qui, se voyant en héros destinés à la mort, confondent une syphilis mal soignée avec un signe du destin.
Je le sais, ils sont là devant moi, je les connais par cœur : ce sont les hommes de la guerre. De la guerre ou de son mythe. Je les désire, ainsi qu’un homme désire une femme, et en même temps je les méprise. Je les méprise, oui, mais peu importe : une époque s’est achevée, une autre a commencé. Les décombres s’entassent, les débris s’attirent. Moi, je suis l’homme de l’« après ». Et j’y tiens. C’est avec ce matériau de piètre qualité – avec cette humanité de démolition – qu’on fait l’Histoire.
En tout cas, voilà ce que j’ai devant moi. Et derrière, je n’ai rien. Derrière moi, j’ai le 24 octobre 1917. Caporetto. L’agonie de notre époque, la plus grande défaite militaire de tous les temps. Une armée d’un million de soldats détruite en l’espace d’un samedi et d’un dimanche. Derrière moi, j’ai le 24 novembre 1914. Le jour de mon expulsion du parti socialiste, la salle de la Société humanitaire où l’on a maudit mon nom, les ouvriers dont j’étais l’idole la veille encore, qui se battaient pour avoir l’honneur de me frapper à coups de poing. Maintenant, ils me souhaitent chaque jour de mourir. Comme à D’Annunzio, à Marinetti, à De Ambris et même à Corridoni, tombé il y a quatre ans lors de la troisième bataille de l’Isonzo. Ils souhaitent à des morts de mourir. Ils nous haïssent parce que nous les avons trahis.
Les foules « rouges » pressentent l’imminence de leur triomphe. En l’espace de six mois, trois empires, trois maisons ayant gouverné l’Europe depuis six siècles se sont effondrés. L’épidémie de grippe espagnole a déjà contaminé des dizaines de millions de personnes. Les événements traduisent des soubresauts apocalyptiques. La semaine dernière, la IIIe Internationale s’est réunie à Moscou. Le parti de la guerre civile mondiale. Le parti de ceux qui veulent ma mort. De Moscou jusqu’à Mexico, sur tout le globe terrestre. Une nouvelle époque s’ouvre, celle de la politique des masses, et ici nous sommes moins de cent.
Mais cela aussi importe peu. Plus personne ne croit à la victoire. Elle est déjà venue et elle avait un goût de boue. Notre enthousiasme – jeunesse, jeunesse ! – est une forme suicidaire de désespoir. Nous sommes avec les morts, ils répondent à notre appel par millions à l’intérieur de cette salle à moitié vide.
Dans la rue, les commis crient à la révolution. Nous, nous rions. La révolution, nous l’avons déjà faite. En poussant à coups de pied aux fesses ce pays dans la guerre, le 24 mai 1915. Aujourd’hui, tout le monde dit que la guerre est finie. Nous, nous rions encore. La guerre, c’est nous. L’avenir nous appartient. Inutile de le nier, je suis comme les bêtes : je sens l’air du temps. (p. 9-13)
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Keynes, ce haut fonctionnaire du Trésor anglais qui a abandonné la conférence de la paix de Versailles pour la dénoncer dans un livre, a raison. Il prétend qu’Américains, Anglais et Français ont imposé une paix carthaginoise, que, si les premiers s’obstinent à appauvrir l’Allemagne au moyen de sanctions et de réparations de guerre, nous aurons d’ici deux décennies une nouvelle guerre. La vengeance des Allemands humiliés sera terrible, l’horreur fera pâlir les tranchées et, de toute façon, l’ordre social du vieux monde a cessé d’exister. Il est impossible de ramener en arrière l’horloge de l’Histoire, impossible de réduire l’après-guerre à une affaire de frontières et de commerce, impossible de retarder la guerre civile. D’Annunzio et Keynes, le poète et l’économiste, concordent sur ce point : la démocratie est vulnérable, sa blessure est profonde, l’État libéral peut être abattu
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Les événements et les personnages de ce roman documentaire ne sont pas le fruit de l’imagination de l’auteur. Au contraire, les faits, les personnages, les dialogues et les discours relatés ici sont tous historiquement documentés et/ou rapportés par plusieurs sources dignes de foi. Reste cependant que l’Histoire est une invention à laquelle là réalité apporte ses propres matériaux. Mais sans arbitraire. (p. 4)
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On commet toujours l'erreur d'attendre la catastrophe à l'horizon de l'avenir, et l'on se réveille un beau matin en proie à une sensation d'oppression qui nous écrase la poitrine, on se retourne et découvre que la fin est derrière nous, que la petite apocalypse s'est déjà produite et que nous ne nous en sommes même pas rendu compte.
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La tactique de Mussolini est inchangée : doser, diluer, dilater, pour négocier ensuite depuis une position de force. Ce qui condamne à fixer l’horizon du haut des arbres carbonisés, afin d’apercevoir le feu du prochain incendie. La seule véritable différence entre le Duce et ses squadristes, c’est que la violence constitue aux yeux du premier un instrument aiguisé, alors qu’elle est aux yeux des violents un désir sanglant de lumière, une soif, un appétit ; pour lui, la bagarre est une petite réalité de la vie ; pour eux, le choc entre les escouades armées est un mythe. C’est indéniable.
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Vidéo de Antonio Scurati
De Mussolini à Berlusconi en passant par Salvini, l'Italie est l'un des foyers majeurs du populisme européen. Mais revenons un siècle en arrière...
Pour en parler, le romancier Antonio Scurati, professeur de littérature comparée et d'écriture créative revient dans son ouvrage “M, l'ennemi du siècle” aux éditions Les Arènes sur ces cinq années qui ont fait basculer l'Italie dans l'une des dictatures les plus symboliques du XXème siècle. Il est accompagné par Marc Lazar, directeur du Centre d'histoire de Sciences Po, spécialiste de l'Italie contemporaine et auteur de “Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties” aux éditions Gallimard
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