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Florica Courriol (Traducteur)
EAN : 9782715255302
224 pages
Le Mercure de France (08/10/2020)
3.79/5   12 notes
Résumé :
Quand arriva le printemps, Adriana retrouva une ancienne mélancolie, de vagues désirs, des plaisirs incertains. Ses yeux s'embuaient sans motif apparent, ses paupières s'alourdissaient d'une mystérieuse torpeur, ses seins frissonnaient sous le tissu de ses robes. Elle attendait, sans savoir quoi.

A quinze ans, Adriana attend l'amour, bien sûr. Ravissante adolescente, élevée au coeur de la bourgeoisie roumaine des années 1920, elle découvre ses premie... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (9) Voir plus Ajouter une critique
Ecrivain juif roumain, dont la carrière littéraire s'est déroulée entre les deux guerres du siècle dernier, ami de Cioran et Mircea Eliade, Mihail Sebastian reste peu connu en France, même si plusieurs de ses livres ont été traduits. La ville aux acacias, bien que paru en 1935, a été écrit entre 1929 et 1931, en partie à Paris, et semble avoir été son premier roman, édité après d'autres publications qui ont connu le succès.

Nous sommes dans les années 20 du siècle dernier, dans une petite ville roumaine. Adriana, le personnage principal du roman a 15 ans à son début. Elle quitte l'enfance, devient une jeune fille, avec tous les sensations, émotions, émois, inhérent à cette période de la vie. Nous la suivons pendant quelques années, et la voyons se transformer et s'affirmer en même temps que nous suivons les destinées des personnages qui lui sont proches, parents, amis, et flirts. L'auteur décrit aussi les moeurs et usages de la bourgeoisie roumaine d'une petite ville, dans laquelle tout le monde se connaît, et où peu de choses peuvent rester secrètes, malgré l'importance des apparences, et le soucis de la respectabilité.

C'est un étonnant portrait d'une jeune fille, qui semble contrainte par les conventions de l'époque, qui paraît très dépendante de son milieu, et qui pourtant arrive à trouver une forme de liberté et d'affirmation de soi, à vivre une grande passion, où au final elle reste celle qui décide. le livre a beaucoup de charme, de grâce, il baigne dans une forme de mélancolie, comme si tout ce qui était raconté appartenait déjà au passé, ou tout simplement parce qu'il est impossible d'arrêter le temps et que les personnages en prennent conscience. Où que des douleurs secrètes les hantent, sur lesquelles ils ne peuvent mettre de mots.

Un très beau livre, à l'écriture splendide, à l'émotion subtile, qui laisse à chaque personnage un peu de ses mystères, même si nous partageons avec eux quelques moments, des moments essentiels, même s'ils n'apparaissent pas d'emblée comme tels à ceux qui les vivent.
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La Ville aux acacias, Mihail Sebastian, traduit du roumain par Florica Courriol (Mercure de France)
Par Pierre Ahnne dans Notes de lecture le 31 Octobre 2020 à 09:14
fr.wikipedia.orgCurieux personnage, ce Mihail Sebastian (1907-1945). D'abord, il ne s'appelait pas Mihail Sebastian, mais Iosif Hechter. Quoique juif, il était l'ami de Cioran, de Mircea Eliade et, plus problématique encore, du philosophe Nae Ionescu, leur mentor, sympathisant de la Garde de fer, antisémite, et qui préfaça néanmoins Depuis deux mille ans, livre paru en 1934 où notre auteur expose les difficultés d'être juif et roumain pendant l'entre-deux-guerres. Sebastian assistera ensuite, atterré, à la montée de l'antisémitisme et du fascisme dans son pays. Il échappera à la Shoah, mais pour mourir dans une rue de Bucarest écrasé par un camion (c'est-à-dire, suppose-t-on, éliminé par la police politique stalinienne).



Son oeuvre est à l'image de ces oscillations, du moins si on en juge à La Ville aux acacias, un roman de 1935, dont le Mercure publie la première traduction en français. La ville, c'est D., dans la province roumaine. Les acacias… sont la manière poétique trouvée par Adriana pour parler du « premier sang » qui donne son titre au premier chapitre :

« — Mais tu ne vois pas que les acacias ont fleuri ?

Puis, honteuse de ce qu'elle croyait être un aveu, elle s'enfuit ».



La ronde des saisons et du coeur



Ensuite, les années passent, on ne sait pas trop combien, jusqu'à ce que la jeune fille se résigne à épouser son cousin Paul. Qu'est-il advenu entre-temps ? Adriana a été un peu amoureuse de Paul une première fois, mais celui-ci a fait un premier mariage (malheureux) avec une camarade de classe de sa cousine. Quant à elle, elle a été amoureuse de Gélou, jeune homme de son âge, a failli l'être de Cello Violin, musicien un brin ridicule, comme son nom le suggère, a connu enfin quelques jours de vraie passion avec Gélou retrouvé, « flambée d'or et de braises » qui leur a fait comprendre à l'une comme à l'autre qu'ils ne vivraient jamais ensemble.



Somme toute, il ne s'est pas passé grand-chose, dans ce roman dont la construction est assez subtile pour se dérober et qui tient tout entier dans les intermittences du coeur et « les détours de la vie ». On se croise dans la rue par hasard, on se sépare sans bien savoir pourquoi, on se lie avec des gens qui ont connu les mêmes gens, mais on l'ignorait… Quant aux sentiments, aux élans, aux sympathies ou aux antipathies, ils ont l'air dictés par des lois aussi impalpables que celles qui président aux apparents caprices du temps qu'il fait. du reste, les saisons semblent parfois les véritables héroïnes. le printemps, comme il se doit, ramène « une ancienne mélancolie, de vagues désirs anciens, des plaisirs incertains » et « une mystérieuse torpeur ». Les nuits d'été sont « profondes » et « paisibles », au bord de la rivière on « enten[d] seulement le gargouillis de l'eau dans les tourbillons ». Mais la grande saison, c'est l'hiver : chaleur du poêle, neige à l'extérieur, silence alangui au-dedans — « L'hiver s'arrêt[e] sur le seuil de la chambre. Il y [fait] chaud, les objets [sont] accueillants, la lumière de la lampe dessine sur [la] table un cercle blanc avec, autour, un autre, plus grand, d'ombre légère ».



La grammaire du corps



On est toujours en ville, mais toujours aux limites de la ville, là où « de rares réverbères éclair[ent] ici et là un mur blanc, une cour vide », et où les rues ressemblent à « un décor de théâtre de l'époque de l'expressionnisme ». Sebastian a consacré un essai à Proust, ça se sent aux longues phrases contournées, aux va-et-vient du sentiment, à ces « petite[s] chose[s] oubliée[s] » dont la vue suffit « pour que toute une époque qui s'y rapporte vous revienne vivante (…) dans ses moindres détails ». Mais ça se voit surtout au rôle déterminant tenu par les sensations. le corps est sans arrêt au premier plan, et tout baigne dans un climat de sensualité qu'accentue l'usage, pudeur d'époque exige, de l'équivoque et du demi-mot. Ça commence par le malaise vague accompagnant le premier sang menstruel. Ça finit par la découverte éblouie du plaisir comme d'une nouvelle grammaire : « Des années durant, elle avait vécu sa vie en deux ou trois sourires, deux ou trois froncements de sourcils : ses rêves, ses attentes et ses passions elle n'avait pu les exprimer que sur la surface d'un visage (…). Quel sourire avait jamais su décroître comme le faisait la ligne ronde de ses seins glissant vers l'ombre de son ventre blanc ? »



Entre l'un et l'autre de ces deux moments-frontières, on aura suivi, avec un narrateur que l'on sent fasciné, les métamorphoses d'Adriana : Adriana « détendue et calme comme une fille de la campagne marchant pieds nus dans l'herbe » ; Adriana avançant soudain d'un pas inhabituel, « qui coll[e] au sol »… Et on se sera rendu compte que le charme un peu langoureux de cet étrange livre vient peut-être de ce que, tournant le dos au roman d'éducation, tant mondaine ou sociale que sentimentale, il restreint le récit du passage à l'âge adulte au seul champ, scruté avec une attention exacerbée, de la perception. Adriana, ou le roman d'un corps…



P. A.



Illustration : Félix Vallotton, Femme nue devant une salamandre, 1900
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Depuis que j'ai croisé la figure de Mihail Sebastian dans le sublime roman de Lionel Duroy, Eugenia, j'ai envie de lire quelque chose de lui. Mort jeune, renversé par un camion en 1945 dans les rues de Bucarest après avoir survécu en tant que juif aux heures sombres des années 30 puis de la guerre, Mihail Sebastian est surtout connu pour des écrits qui ont mis en lumière (entre autres) les sympathies de nombre d'intellectuels roumains de l'époque pour la garde de fer, des individus pour lesquels il avait jusque-là de la sympathie. Notamment son Journal qu'il faudra que je me décide à lire un jour. Il laisse assez peu d'ouvrages derrière lui et j'ai sauté sur l'occasion de découvrir La ville aux acacias, présenté comme son premier roman écrit à 23 ans et qui n'avait encore jamais été traduit en français. Nous sommes très loin des préoccupations politiques et sociales, mais proches de celles d'un jeune homme confronté au plus grand mystère qui soit, celui des relations amoureuses.

La ville aux acacias explore l'adolescence et le passage à l'âge adulte d'un petit groupe de jeunes gens de la bourgeoisie provinciale roumaine dans les années 1920, et plus particulièrement d'Adriana Dunea, petit bourgeon d'une quinzaine d'années dont nous allons suivre le parcours jusqu'à l'éclosion de la femme. C'est l'âge des premiers émerveillements, des regards échangés en rougissant avec un cousin plus âgé, des après-midis oisifs à rêvasser entre amis. L'âge où chaque événement peut prendre une tournure dramatique. Les couples se forment, on se serre l'un contre l'autre à l'arrière d'une voiture, on s'embrasse derrière un arbre, tandis qu'autour la bonne société attend que chacun se conforme à ce qu'elle attend de lui. Les pages bruissent d'un frémissement sensuel empêché, les corps se découvrent tandis que les âmes se forment et que les caractères s'aiguisent.

On comprend vite pourquoi ce roman est considéré comme un classique en Roumanie, dans la lignée des plus connus des romans d'apprentissage. L'écriture est somptueuse (merci à la traductrice !), sensuelle, et explore avec beaucoup de finesse et d'acuité les sentiments des protagonistes au fil des saisons qui ont leur importance dans le récit. C'est parfois cruel, douloureux, jamais mièvre. Certaines scènes sont teintées d'une mélancolie propre au temps qui passe et transforme les êtres. de l'ensemble irradie un charme étrange, gorgé de sève et rythmé par le son des violons et des accords de piano, de ces traces que laisse dans un esprit amoureux l'ombre de l'être aimé qui s'éloigne. Quelle belle idée de faire découvrir ce roman aux lecteurs français !
Lien : http://www.motspourmots.fr/2..
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Adriana a quinze ans. L'âge de tous les possibles, des espoirs et surtout l'âge où on s'éveille à l'amour. Un amour pas seulement fantasmé mais qui éveille aussi les sens aux plaisirs. Bien sûr, dans cette société bourgeoise roumaine des années 1920, il n'est pas question pour une jeune fille de passer à l'acte mais quelques jeux de séduction, voire un peu plus sont toutefois envisageables. Adriana exercera donc d'abord son pouvoir d'attraction sur un beau cousin en visite chez ses parents avant de tomber amoureuse de Gélou, un jeune étudiant.

Mihail Sebastian nous emmène au coeur de l'intimité d'une jeune fille qui devient femme au fil de ce récit dans lequel, pour être totalement franche, il ne se passe pas grand-chose. Adriana passe ainsi de sa ville de D... à Bucarest, de son salon au salon de son amie Cecilia, de son piano à des balades en bords d'eau. A peine si quelques drames viennent l'effleurer : la mort d'une des professeures de l'Institution où elle étudiait (probablement un suicide, probablement une histoire d'amour malheureux avec l'une de ses élèves), la relation conflictuelle puis la séparation du couple formé par le ci-dessus cousin et l'élève mise en cause dans l'affaire de la professeure. Mais si ces événements éveillent quelques questionnements chez Adriana, cela ne va jamais très loin.

On va ainsi de saison en saison, sans jamais vraiment savoir combien de temps s'écoule entre les chapitres. C'est doux et feutré. Les scandales sont étouffés, les passions pour dévorantes qu'elles puissent être s'étiolent lentement, les mariages arrangés s'enchaînent. On ne comprend pas vraiment ce qui fait qu'Adriana est ou non amoureuse de Gélou car on a l'impression qu'elle est capable de changer de sentiments en un battement de cils. Et d'ailleurs je ne m'explique toujours pas son revirement final.

En fait, j'ai eu du mal à m'attacher à cette jeune fille et à m'intéresser à ses agissements dont les motivations me sont restées totalement hermétiques. Il souffle malgré tout comme un petit air de liberté et de modernité à travers les caractères des jeunes gens qui sont ici mis en scène même si on sent encore le poids d'une société corsetée et bien-pensante et on peut saluer le travail d'observateur et d'analyste de Mihail Sebastian qui retranscrit si bien l'intimité d'une jeune fille.

Le plaisir de lecture vient surtout pour moi du style et de la langue auxquels la traduction rend magnifiquement justice et qui donne au texte toute sa puissance d'évocation. Et je comprends que ce livre puisse figurer au rang des classiques de la littérature qui nous content les amours adolescentes.
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un auteur à lire absolument qui était la référence de l'époque pour cet auteur
Ion
Adriatik 23 décembre 2018
Ion de Liviu Rebreanu
★★★★★
★★★★★
Un énorme coup de coeur pour ce magnifique roman reçu dans le cadre de la masse critique du mois de septembre.

Envoutée de la première à la dernière page, j'ai tout aimé : les deux histoires racontées en parallèle, les personnages inspirés de la vie réelle, l'écriture poétique…

Ce roman réaliste est facile à lire, mais nécessite un temps d'adaptation à cause de ses nombreux personnages. Mais c'est juste une petite difficulté qu'on surmonte sans problème et la lecture avance presque toute seule. ( ce fut le cas pour moi.)

Liviu Rebreanu nous propose un long voyage et nous immerge dans la vie et la mentalité des paysans roumains des années vingt. Peu importe si les protagonistes sont sympathiques ou antipathiques, ils ne laissent personne indifférent et font réfléchir sur leur manière d'agir.

L'action se passe dans le petit village de Pripas.

Le personnage principal, Ion est jeune et travailleur, mais ne possède aucune richesse. Pour sortir de sa condition, il se marie sans amour avec Ana, la fille d'un riche paysan foncier. Laissant derrière lui l'amour pour la belle Florica, il gagne enfin la terre tant convoitée et le statut social qui lui fait défaut. Mais l'homme est un eternel insatisfait…

Si j'ai apprécié suivre toute l'histoire, c'est aussi grâce à l'écriture. J'ai pris beaucoup de notes durant la lecture et je me suis rendue compte que l'auteur donne des indices au lecteur sur la tragédie qui va se jouer : ‘Il se pencha, prit dans ses mains une motte de terre et l'écrasa entre les doigts avec un plaisir plein de terreur. Ses mains restèrent couvertes de terre qui lui fit comme des gants de deuil' (page 374) ou lorsque la tension monte entre Ion et son beau - père, cela donne une autre image : ‘La campagne était blanche comme un linceul bien lavé (….) La forêt Domaniale étouffée sous la couche de neige, pleuraient et se lamentait, comme si elle demandait pitié aux deux hommes qui avançaient en ahanant…

J'ai parlé que de la première histoire, mais il y a beaucoup à découvrir.

La postface présentée par le traducteur, offre une analyse complète de ce chef d'oeuvre de la littérature roumaine.

Un roman inoubliable que je ne manquerai pas de relire un jour.

Je remercie les éditions ‘Non lieu' et Babelio pour ce précieux cadeau.
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critiques presse (1)
Actualitte
20 octobre 2020
Un météore d’un talent fou, une légende en Roumanie.
Lire la critique sur le site : Actualitte
Citations et extraits (19) Voir plus Ajouter une citation
Un retour et un départ

Avant de rentrer à D… Adriana ne s’était pas demandé ce que deviendraient ses relations avec Gélou. Sa brève idylle avec Cello Violin puis les deux derniers jours tumultueux et tragiques passés à Bucarest le lui avaient fait oublier.
Mais à D… la présence de Gélou était liée à tant de choses que, dès les premières heures, elle avait éprouvé le besoin de le revoir. Il n’était pas question de renoncer à lui : elle se disait que malgré une séparation de presque deux mois, leur amitié pouvait repartir du point exact où elle en était restée. C’était mieux ainsi. Elle aurait eu de la peine à se priver de vieilles habitudes, de rencontres régulières, de promenades communes, de discussions amicales qui étaient toute sa vie à D… Surtout depuis qu’elle avait cessé d’aller à l’école.
Le petit jeu sentimental qui avait eu lieu entre temps avec Cello Violin ne lui semblait pas un obstacle. Au contraire, elle aurait eu grand plaisir à recevoir des lettres passionnées de Bucarest tout en renouant à D… avec un amour ancien.
Mais Gélou ne se montrait plus. Plusieurs jours passèrent sans le moindre signe de vie de sa part. Adriana comprit que les choses ne seraient pas si simples que ça.
Il était donc fâché ? Tant pis. Ils auraient une scène d’explications, il lui ferait des reproches, elle se défendrait, ils se demanderaient mutuellement pardon, un point c’est tout. D’une certaine manière, Adriana préférait ce genre de retrouvailles pathétiques. Étant femme, elle savait que ce qui est trop simple est périlleux et compliqué.
Mais ses attentes furent déçues. Elle ne revit Gélou que deux semaines plus tard, dans la rue et la rencontre fut seulement cordiale. Il ne semblait pas fâché, cela dérouta d’abord Adriana. Si au moins il avait été froid, brutal ou mélancolique ! Il était simplement correct, amical, de bonne humeur, sans nulle exagération dans un sens ou dans l’autre.
- Je suis heureux de te voir, Adriana. Tu nous apporte le printemps, on dirait. Tu as vu s’il fait beau aujourd’hui ?
- Erreur, Gélou, je ne risque pas de l’apporter, je suis ici depuis plus de deux semaines.
- Oui, tu as raison. Cécilia me l’a dit mais je n’ai pas pu venir te voir. Si tu savais ce que je suis occupé en ce moment… Le baccalauréat n’est pas loin… Tant pis pour moi, te voir est un plaisir que tous les livres de maths du monde ne peuvent égaler.
Il parlait calmement, sans la moindre allusion, il lui proposa de la raccompagner chez elle et fut agréable tout le temps, lui demanda ce qu’elle avait fait à Bucarest, quels livres elle avait lus, qui elle avait connu. Il la quitta poliment devant son portail en répétant qu’il avait été très content de la revoir.
Adriana ne s’y trompait pas. Il y avait dans son attitude une réserve qu’elle ne lui avait jamais connue. Elle ne savait comment se l’expliquer, cela l’inquiétait. Gélou l’aurait-il oubliée ?
L’idée la mettait mal à l’aise.
Elle lui demanda un jour de lui parler de la ville, de lui, de ses amis.
- Je croyais que Cécilia t’avait tout dit.
- Cécilia m’a parlé de ses petites histoires. Je veux connaître les tiennes.
- Elles n’ont aucun intérêt, crois-moi : monotones et sans surprises. J’ai travaillé, j’ai lu. Je n’ai plus beaucoup de livres à découvrir dans la mansarde de la préfecture. Je suis allé au cinéma de temps en temps. Je suis descendu aux Vives une ou deux fois pour voir les eaux gelées. On s’est amusés un peu avec Cécilia et Victor. J’ai vu Boutsa plus souvent qu’avant. C’est à peu près tout.
Adriana était contrariée : rien de ce qu’il disait ne répondait à ses attentes, des banalités. Elle voulait l’entendre parler de leur amour, il lui parlait de Boutsa.
- En voilà un qui va te surprendre. Il a pris une décision héroïque : il ne se présente pas à l’examen cet été, ça n’aurait été que la neuvième fois. Et puis il s’est mis à étudier ; je ne sais pas très bien quoi, un truc pratique, simple et génial qui doit lui rapporter des millions par an. J’ai d’abord cru à une formule magique, je me trompais. Une histoire de mécanique, apparemment. Demande-lui si tu le vois. Il te dira peut-être. Mais parlons plutôt de toi, moi je t’ai tout dit. À ton tour.
Adriana ne dit rien. Elle eut un geste vague de refus, devint songeuse.
- Non, passons. Je ne pourrais pas et tu ne me comprendrais pas… Il y a eu des choses pénibles, je préfère oublier.
Elle recourait instinctivement au mystère sachant qu’un mensonge total protège mieux qu’une vérité partielle. Elle ne voulait fournir aucun détail sur les événements de Bucarest de peur que ses explications semblent insuffisantes et provoquent des soupçons. Elle savait d’ailleurs que le mystère lui allait bien : il lui donnait un air de mélancolie lointaine à laquelle il aurait dû être sensible. Elle s’attendait à ce que Gélou insiste, demande des éclaircissements, elle sentait toute proche la scène d’explications qu’elle souhaitait et qui ne pouvait que les réconcilier. Mais Gélou n’en fit rien et ils se séparèrent sans avoir fait le moindre pas vers une nouvelle entente.
Elle n’y comprenait plus rien. Ce qui se passait était si inattendu qu’elle se demandait s’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie qui prendrait bientôt fin. Gélou l’aimait. Il le lui avait si souvent dit. Pourquoi aurait-il changé en deux mois ? Elle avait peut-être fait preuve de quelque négligence mais ne l’en aimait pas moins. Maintenant qu’il semblait s’éloigner, elle observait que le savoir près d’elle lui était nécessaire, la consolait, que son amour était la seule chose qui avait du prix dans cette vie monotone de toujours. Ses gestes lui plaisaient, ses paroles lui étaient familières, ses plaisanteries lui manquaient. Tant qu’elle en bénéficiait naturellement elle n’avait pas conscience d’y tenir autant, quand elle était sur le point de les perdre, elle se disait qu’elle ne pourrait vivre sans.
Qu’aurait-elle pu mettre à la place de cet amour qui s’en allait ? Celui de Cello Violin ? Un petit jeu qui avait eu son charme éphémère dans une ville étrangère, parmi des choses passagères, pour quelques instants de vacances.
Gélou, lui, était ici, elle le croisait dans la rue, entendait parler de lui. Tout la ramenait à lui : la peur de le perdre, les souvenirs des années passées, le printemps resplendissant qui s’annonçait. Elle aurait aimé lui parler, tout lui raconter, le reprendre, le garder. Et lui s’esquivait, ne saisissait pas ses allusions, ne répondait pas à ses mots à double sens. Exaspérée, Adriana lui demanda un jour, en pleine discussion, alors qu’il parlait d’un événement en ville :
- Dis-moi, pourquoi tu ne m’aimes plus ?
Il chercha un peu ses mots :
- Tu crois que si tu m’avais demandé, il y a six mois, pourquoi je t’aimais, j’aurais su te répondre ? Je t’aimais. Je ne t’aime plus. En ce moment il fait jour. Plus tard il fera nuit.
Adriana eut le sourire douloureux de la femme qui ne sait pas s’exprimer comme il le faudrait mais qui sent avec le cœur la fausse habileté d’un jugement. Gélou fut frappé de son expression de tristesse sincère.
- Comprends-moi, Adriana. Il y avait entre nous mille et une petites choses qui nous rapprochaient. Elles pouvaient paraître insignifiantes mais c’est elles qui maintenaient notre amour. Je venais tous les jours chez toi, tu disais toutes sortes d’enfantillages, mille bêtises, tu pleurais pour un rien et quand tu m’embrassais tu le faisais d’un air vertueux et surpris qui me ferait t’aimer à nouveau si c’était possible. Tout ce que tu faisais avait un sens pour moi. Si tu portais la main à ton front, comme tu le fais là, pour relever une mèche de cheveux, ce geste me disait des foules de choses. Et puis tu es partie, tu as coupé le fil.
- Mais est-ce ma faute à moi si je devais partir ?
- Peut-être pas mais cela ne change rien. Il ne s’agit pas ici de choses et de faits mais d’impressions et de nuances. Et elles sont les plus fortes, je t’assure.
Leur conversation s’arrêta là, ce fut la dernière tentative d’Adriana pour s’expliquer. Gélou retourna obstinément à son travail. Elle s’efforçait d’oublier en s’occupant. Elle demanda à mademoiselle Vital de venir tous les jours pour la leçon de piano et elle se mit à faire des exercices des heures durant. Ce n’était pas une distraction, c’était un labeur qu’elle s’imposait, une suite ininterrompue d’études répétées. Chopin, Debussy, Cello Violin restaient confinés dans la bibliothèque, remplacés sur le piano par des cahiers de gammes.
Adriana était seule, ce qui accroissait sa peine, peut-être, tout en lui donnant la satisfaction de se passer de consolations utiles. Depuis qu’elle n’allait plus à l’école, elle rencontrait rarement ses camarades. D’ailleurs, la mort suspecte de sœur Denise ayant fait le tour de la ville, les mères de bonne famille ne laissaient plus leurs filles aller en classe et peu à peu la majorité des élèves avaient déserté, de sorte que vers la mi-avril l’Institution Notre-Dame finit par fermer ses portes pour toujours.
Le beau temps était là et la solitude plus difficile à supporter. Adriana mit sa première robe sans manches en pleurant. Gélou ne prêtait plus attention à ses petits efforts d’élégance. Quand elle le croisait, il était toujours distrait et pressé. Il disait qu’il travaillait dur, ce qui était vrai mais ne l’aurait pas empêché autrefois de venir la voir. Elle se résigna. Elle ne pouvait pas s’humilier en insistant et ne croyait pas de toute façon que le faire servirait à quelque chose. Cécilia, qui avait connu les avantages d’un amour durable et imaginait le malheur d’une rupture, tentait de fléchir Gélou.
L’été n’était pas loin et les promenades nocturnes entre les Vives pouvaient reprendre comme avant. Elle mettait beaucoup d’espoir dans ce souvenir : Gélou ne voulait rien entendre.
Un soir où il marchait seul dans une rue à l’écart pour rentrer chez lui, une automobile le rattrapa
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Adriana finit par venir.
Un jour où elle en eut l’idée, elle décida de le faire, comme chaque fois qu’elle prenait une décision, sans motif apparent, sans que rien de nouveau ne soit intervenu, tout simplement parce qu’elle avait le sentiment qu’elle devait le faire.
Elle ne trouva pas Gélou chez lui. Elle savait qu’il devait arriver car il lui avait expliqué qu’il travaillait chaque jour de telle à telle heure. Elle résolut de l’attendre, heureuse d’être seule dans sa chambre. Elle regardait tout, déplaçait les objets quand ils lui semblaient mal disposés, cherchait dans les papiers sur la table, tout cela avec l’inconsciente indiscrétion d’une femme amoureuse qui considère ce qui appartient à celui qu’elle aime comme faisant partie de sa propre vie.
Elle avait cru avant qu’elle ne pourrait entrer chez Gélou qu’avec beaucoup d’émotion, que ce simple fait comportait du mystère, que cela serait comme une révélation essentielle dans son amour. Chaque fois qu’elle passait devant la maison de ses parents à D… son cœur battait plus fort à la vue des fenêtres de cette construction neuve, pas encore crépie, derrière les murs de laquelle vivait l’être aimé, parmi tant d’objets inconnus. Un hiver où Gélou avait été malade, elle avait pris son courage à deux mains et frappé pour demander de ses nouvelles. Une vieille femme, de la famille, peut-être, lui avait répondu avec méfiance, du seuil, puis lui avait fermé la porte au nez, la laissant désemparée.
Elle se rappelait tout ça maintenant et elle était surprise de pouvoir rester si naturellement dans sa chambre, à sa table, sans rien éprouver d’autre qu’une joie paisible en attendant d’un moment à l’autre que la porte s’ouvre sur un Gélou stupéfait.
Il ne le fut pas. En la voyant, il lui demanda, comme si rien d’anormal ne se fût produit, si elle l’attendait depuis longtemps. Il quitta tranquillement son manteau, son chapeau, les posa au portemanteau puis s’approcha d’elle, prit ses mains et les embrassa doucement toutes les deux.
- Je savais que tu viendrais. Aujourd’hui ou un autre jour, mais c’est mieux aujourd’hui, je n’ai pas envie de travailler, je t’aime et il fait un froid épouvantable dehors.
Gélou habitait le quartier de Schitu-Maguréanu, pas très loin du jardin de Cismigiu, dans une rue pittoresque qui commençait juste après une rangée de vieilles maisons. La rue du Cerf.
Il y avait à l’entrée une toute petite place ronde, aux vagues intentions de square mais qui avait plutôt l’air d’une cour de maison individuelle. Juste au centre, se dressait un poteau tordu avec trois lampes à gaz dont une seule brûlait le soir en donnant une flamme bleue hésitante. La rue, de là, semblait nue, un peu mystérieuse, tel un décor de théâtre de l’époque de l’expressionnisme, des années 20. Peut-être à cause de ce réverbère qui allongeait son ombre sur la neige, peut-être à cause des grandes maisons espacées, si grandes qu’elles paraissaient inhabitées ou peut-être à cause du silence anormalement profond qui y régnait. Chaque jour, à la tombée de la nuit, à la même heure, un petit homme arrivait une longue perche à l’épaule, s’arrêtait devant le réverbère, s’affairait un moment avant de repartir en laissant derrière lui une flamme qui peinait à ne pas s’éteindre.
« Rue de Studio » avait dit Gélou un jour où Adriana était restée le front collé à la vitre pour regarder tomber la neige.
De là-bas, de cette chambre au coin d’une aile de maison en surplomb au-dessus de la rue qu’elle dominait, ils avaient l’impression d’être seuls, loin de la ville comme dans un refuge de montagne, surpris par une avalanche qui aurait coupé tous les accès. L’hiver avait dans cette petite rue quelque chose de fabuleux comme les contes de la steppe, des dimensions de légende d’hivers sans fin à la campagne. Dans la chaleur de la pièce, le corps d’Adriana se déplaçait avec l’indolence, la souplesse d’un jeune animal que le sommeil va bientôt saisir et terrasser. Si elle s’appuyait au poêle ou s’arrêtait un instant à la fenêtre, portait la main à son front pour relever une mèche rebelle ou la levait simplement d’un geste lent, si elle passait ses bras autour du cou de Gélou, s’agenouillait pour regarder le feu, chacun de ces mouvements semblait faire glisser sa robe le long de son corps endormi. Elle savait, à voir les yeux de Gélou ou par pudeur instinctive, que sa robe ne la cachait plus et elle se blottissait dans un coin, derrière le dossier d’un fauteuil, se faisait toute petite et lui jetait un regard suppliant, bien décidée à se défendre.
Elle lui ordonnait de rester à sa table et d’étudier. Elle aimait le regarder, dans la lumière oblique qui tombait de derrière, penché sur ses planches, les épaules larges et immobiles, poursuivre son travail. Elle restait longtemps dans son coin, heureuse de se croire installée dans sa vie quotidienne, comme un objet familier, un meuble et tant d’autres petites choses de l’existence que l’on ne remarque plus mais qui sont indispensables et deviennent chères, d’une certaine manière, par habitude.
Elle s’approchait parfois de sa table et suivait avec une admiration naïve le jeu du compas sur la feuille.
Gélou la prenait sur ses genoux et lui disait des mots d’amour anodins.
- Que tu es petite, ma chérie, je ne te reconnais plus ici, à la maison. Alors que dans la rue, j’ai peur de toi. Sous ta fourrure, tapie derrière ton col comme une petite bête fauve dans sa tanière, tu m’intimides. Une sorte d’ours blanc qui marche en hésitant. Tu as alors une sorte de majesté mythologique. Difficile de croire que dans ces immenses snow-boots se cachent ces tout petits pieds (et il les lui enlevait, pour le démontrer) et sous les peaux de ton manteau ce corps si mince, une plaisanterie…
Elle souriait à peine. Gélou la portait à bout de bras jusqu’au lit, tentait de la déshabiller sans cesser de parler comme on le fait avec un enfant que l’on veut coucher, lui embrassait les seins, les genoux, elle se débattait alors, lui échappait et le grondait avec une colère vraie :
- Vilain !
Et comme cela ne lui semblait pas suffisant, elle ajoutait, étrangement certaine que le mot le blesserait profondément :
- Ingénieur !
Il riait.
- Tu peux toujours dire, tu ne seras jamais aussi belle qu’une de mes spirales !
Affirmation qu’elle aurait voulu réfuter sur-le-champ en dégrafant sa robe et en se montrant toute nue et blanche devant lui, prête à affronter la comparaison avec ses spirales d’encre et de papier s’il n’avait pas été trop tard, si elle n’avait pas dû partir et si, surtout, elle n’avait pas été certaine qu’il mentait.
Elle mettait ses snow-boots, se glissait dans son immense fourrure de martre, y cachait sa tête dans le col relevé. Elle redevenait la majesté mythologique dont Gélou avait peur et la petite femme obéissante, au pas léger, qui allait et venait dans la pièce dix minutes plus tôt, disparaissait au point que l’on pouvait douter qu’elle y eût vraiment été.
Dehors les attendait le gel scintillant et vitreux de l’hiver. Déserte, la rue du Cerf était toujours, sous la lumière du réverbère à son extrémité, blanche, silencieuse, chargée d’un mystère qu’ils sentaient faire corps avec leur amour.


***

Leur bonheur en était au beau fixe. Ils ne se demandaient pas ce qui viendrait après. Ne pensaient pas à ce qui avait précédé. Adriana ne détestait même plus Cello Violin. Un jour, le rencontrant par hasard dans la rue, alors qu’il avait paru vouloir l’éviter, elle lui avait même tendu cordialement la main.
- Vous avez chez moi, monsieur Violin, lui avait-elle dit entre autres choses, - le voyant abattu et sachant par Gélou qu’il était dans une mauvaise passe, elle avait envie d’être gentille et de l’encourager - une chanson ancienne que vous m’avez donnée autrefois. C’est une des plus belles mélodies que je connaisse. Vous ne voulez pas que je vous la rende ? Ou du moins l’écouter un jour ?
Violin avait refusé. Puis, après un silence et comme Adriana s’apprêtait à le quitter, il s’était expliqué :
- Connaissez-vous, mademoiselle, le plaisir d’être perdant ? De perdre, purement et simplement, sans un regret, comme un arbre perd ses fruits ? Personne ne les voit, personne ne les ramasse. Ils n’en existent pas moins.
Lorsqu’Adriana rapporta à Gélou cette réponse qui l’avait émue, malgré tous les souvenirs désagréables liés à Violin, il lui dit :
- Oui, c’est tout Violin. Capable d’un très beau geste comme ça et, deux minutes plus tard, d’un autre tout aussi moche. Et puis, est-ce qu’on sait ? Il était peut-être triste ce jour-là… Il faisait peut-être soleil… Il a peut-être aimé ces mots et te les a dits parce qu’il les aimait. Quand prend-il la pose et quand est-il vraiment sincère, difficile à savoir. Où finit Gustalin Dutrain et où commence Cello Violin ? Mais n’en parlons plus…
Et ils n’en parlaient plus, comme ils ne parlaient plus de bien d’autres personnes car rien n’avait un réel intérêt dans leur vie de chaque jour en-dehors de vivre l’un pour l’autre, l’un avec l’autre. Les soirées de la rue du Cerf se succédaient paisiblement comme les épisodes d’une histoire dont on connaît la fin. Sans surprise.
Plus tard seulement, lorsqu’il faisait très sombre dans la chambre, la vitre gelée luisait à la lumière du réverbère de la rue et cette lueur vitreuse les attristait.
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Combien de jours se passèrent ainsi ? Elle ne savait pas. Cela avait été, au début, un déchaînement qui prenait possession d’elle, qui coupait tout lien avec la vie extérieure, lui enlevait toute notion élémentaire du temps. Elle plongeait dans la passion comme dans le sommeil. Sur la marge de la réalité, elle vivait des heures incertaines qui ne lui laissaient aucun souvenir. Elle avait parfois la vague sensation de son corps, non formulée, comme doit l’avoir de sa chair molle un escargot. Rien d’autre. Même le passage régulier de la lumière à l’obscurité était pour elle un mystère originel dont elle se serait étonnée, si elle avait pu.
Son corps s’était découvert de nouveaux mouvements, une certaine manière de fléchir, de grandir, de se courber de la tête aux pieds, de s’écrouler, inerte ; un animal qui trouve ses réflexes. Des années durant, elle avait vécu sa vie en deux ou trois sourires, deux ou trois froncements de sourcils : ses rêves, ses attentes et ses passions elle n’avait pu les exprimer que sur la surface d’un visage alors qu’elle avait pour cela tout un corps, multiple, inconnu, doué d’appels puissants. Elle se découvrait enfin, et toute sa gamme de grâces, de sourires et de pâleurs devenait bien pauvre et artificielle comparée aux souplesses de son corps.
Quel sourire avait jamais su décroître comme le faisait la ligne ronde de ses seins glissant vers l’ombre de son ventre blanc ? Quelle larme avait été plus lourde que sa hanche qui s’arrondissait puis retombait entre les oreillers, à l’affût ?
Elle avait parfois des moments de calme. Elle restait nue en travers du lit, les bras écartés, les yeux ouverts, les narines apaisées.
Elle semblait n’être plus alors qu’un élément de décor du lieu, une sorte de palmier d’intérieur.
Ou bien elle se promenait dans la chambre, traînant derrière elle un bout de chemise, un pyjama, souvenir d’une pudeur révolue. Ou s’approchait, nue, du poêle et s’asseyait sur un tabouret pour regarder les flammes. Sur ses bras jouaient des reflets d’un rouge-violet.
Mais elle tressaillait soudain, sentant que Gélou la fixait.
Elle ne voulait pas qu’il se sente libre, lucide, détaché d’elle, la regardant comme un objet extérieur à lui, l’admirant, la comparant.
Elle cherchait une étreinte où ne subsisterait que le bonheur de la chair. Il lui semblait que le grand miracle qu’elle avait vécu ces jours-là était que les gens puissent être nus, avoir une beauté d’animal, se chercher avec une passion de fauve. Qu’avait-elle à faire des nuances de Gélou, de son intelligence ou de sa bêtise, de son admiration ? Elle l’avait nu et ferme entre ses bras alanguis ; elle caressait ses hanches osseuses, penchait son front sur son ventre plat. Elle aurait voulu le savoir plongé dans la passion comme dans une mer : que l’eau palpite sourdement à ses oreilles, que ses yeux se ferment, que les mouvements de son corps soient instinctifs, désespérés, inconscients. Mais à l’aube, lorsque commençait à luire à la fenêtre une matinée sale d’hiver, il tournait son regard vers cet œil de lumière et Adriana sentait qu’avec la nuit s’en allait le miracle de sa passion, que dans ses bras elle ne gardait plus qu’un prisonnier, pas un amant. Mais elle n’aurait pas consenti à interrompre le cours de cette passion, à reprendre une vie pondérée, avec des moments de sagesse et d’autres d’amour, une impossible succession de vertu et d’appétits. Elle sentait qu’elle était entrée dans une période de brève folie et voulait la vivre. Elle n’avait rien calculé, n’avait pas hésité. Une fois dans ce déchaînement d’impulsions et de désirs, elle n’avait aucune intention de reculer, de prendre des précautions, de faire des projets.
Et son amant devait rester près d’elle jusqu’au bout.

Un matin où, dans la lumière diffuse de l’aube, Adriana regarda Gélou et se vit dans ses yeux, elle remarqua qu’ils étaient tous les deux fatigués, pâles de n’avoir pas dormi.
Combien de jours avaient passé ?
- Nous sommes devenus laids, Gélou.
Le soir, en rentrant, il ne la trouva plus.
Une chemise qu’elle avait oubliée dans sa hâte, pendait sur une chaise.

« Je rentre à D… Ne m’écris pas. »

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Adriana avait ouvert la petite porte du poêle et le crépitement du feu couvrit tous les bruits.
Les flammes montaient, joyeuses. Adriana les regardait longuement, habituée à leur jeu : elle savait distinguer toute une suite d’images dans les braises comme on lit parfois des visages ou des allégories dans les nuages. Elle y voyait des étalons qui s’élançaient en agitant leur crinière d’or en fusion, des écroulements d’édifices incandescents, des allégories métalliques, fluides. La fumée des cigarettes bleuissait dans leur éclat puissant.
Plus tard, elle se leva, fit quelques pas hésitants dans la pièce, revint près du poêle en s’appuyant au mur, passa un bras derrière sa nuque. Sous la robe, la ligne de ses hanches s’arrondissait, ferme.
- Éteins la lumière, Gélou.
La flamme du poêle se projetait maintenant de toute sa lueur, partageant la chambre en deux : d’un côté une obscurité totale, de l’autre une lumière de brusque flambée. Adriana se blottit dans un coin près du lit.
Gélou ne bougea pas, le visage tourné vers les flammes, paisible comme on l’est à un carrefour inévitable de sa vie. Il savait que tout se passerait simplement et attendait. Il entendait Adriana se déshabiller doucement derrière lui, avec des gestes ralentis, de longues pauses, très calme et il était sûr qu’elle pensait à autre chose, au temps qu’il faisait dehors, au feu dans le poêle, tant ce qu’elle faisait lui semblait naturel. Elle roulait ses bas sur ses jambes et le bruit de ce glissement qui avait donné des frissons à Gélou chaque fois qu’il l’avait entendu dans d’autres circonstances, avec des femmes d’une nuit, des cocottes ou des midinettes, avait eu alors pour lui une beauté dénuée de sensualité.
Adriana s’agitait pour se glisser dans les draps et lorsque ce fut fait, elle resta sans bouger, les yeux grands ouverts dans l’obscurité, à l’attendre. Quand elle le sentit près d’elle, elle se lova autour de son corps, sans rien dire. Elle ne cherchait que sa bouche, pour le reconnaître. Car par ailleurs ce corps d’homme lui était inconnu, trop bien charpenté, trop dur, comme soudé d’une seule pièce aux omoplates, tranquille, maître de ses réflexes. Le sien était peureux, tremblant et s’enroulait autour de lui avec des tâtonnements de plante. Elle aurait voulu rester immobile, la tête sur son épaule nue, vibrant de la quiétude de ce corps, intimidée par sa puissance maîtrisée, heureuse de se sentir petite, fragile, périssable à ses côtés. Mais elle sentait ses yeux briller dans le noir et avait peur. Avec une ruse féminine, instinctive, elle promenait sa main sur sa poitrine et la caressait craintivement, comme si elle voulait le flatter et l’amadouer.
Il l’avait prise une ou deux fois dans ses bras, la couvrant de son haleine brûlante. Il entendait très fort battre son sang à grands coups. Elle murmurait indistinctement des suites de voyelles sourdes comme une incantation magique et sa voix brisée était puérile, demandait un sursis, encore un… Il y avait comme une imploration dans ses caresses timides, une manière gauche de chercher la volupté en la retardant.
Elle suivait avec ses lèvres, en un long baiser humide, le contour de ses épaules, la ligne de son cou jusque sur sa poitrine, elle le découvrait attentivement avec sa bouche, ses doigts fins, ses petits seins et lorsqu’elle sentait le corps de l’homme se retirer comme en lui-même, secoué par un cri qu’elle ne savait pas comment arrêter, elle se réfugiait, effrayée, dans un coin de ce vaste lit, la main sur la bouche pour ne pas hurler, terrifiée comme a dû l’être, dans le conte, l’apprenti sorcier quand il s’est aperçu qu’il avait oublié le mot magique capable de ramener au calme les eaux déchaînées.
Puis le jeu reprit, hésitant, périlleux, évitant le dénouement lorsqu’il semblait inévitable, le poursuivant lorsqu’il s’éloignait.
À l’aube, épuisée, Adriana se rendit.
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Suite pour piano et petit orchestre (Op.16)





La lettre par laquelle Adriana lui annonçait ses fiançailles avec Paul Mladoïanou, Gélou la reçut un matin du mois d’avril en même temps qu’une enveloppe de la part de Cello Violin. Il reconnut l’écriture de l’une et de l’autre mais ouvrit d’abord celle d’Adriana. Deux mois ou presque s’étaient écoulés, aucun mot, aucun signe n’étaient venus expliquer son départ. Gélou lui avait écrit plusieurs fois, demandé des explications, télégraphié. Toutes ses tentatives pour obtenir des nouvelles avaient échoué. Un silence total était opposé à ses appels répétés. Des gens venus par hasard de D… à Bucarest et qu’il avait interrogés lui disaient que l’on voyait rarement mademoiselle Dunéa en ville. Elle travaillait, disait-on.

Et après ce long silence, cette annonce étrange ! Fiancée avec Paul Mladoïanou ! Ces quelques mots pour dire ça !

Depuis son divorce, Paul avait demandé sa main à plusieurs reprises. Ses parents avaient fait une réponse évasive. Ils hésitaient à donner leur fille à un homme au passé si triste, même s’il n’était pas responsable de ce qui était arrivé dans son premier mariage ; toute cette histoire avait laissé des traces impures et sombres. Ils avaient communiqué à Adriana la demande de son cousin, avec tous les ménagements possibles, l’assurant qu’elle était libre de refuser et que c’était justement ce qu’ils lui conseillaient de faire. À leur grande surprise, elle avait accepté, sans même demander à réfléchir.

Une semaine après son retour à D… elle était bien décidée à mourir. Puis elle s’était laissée vivre, par la force de l’habitude.

Il y avait sa mère, ses exercices de piano, les menus travaux du ménage, les livres, les promenades. Elle apprit alors qu’il est plus facile de se séparer de la vie dans un moment tragique, lorsqu’elle vous apparaît en grand, un peu abstraite, un peu irréelle, que de se séparer de mille et une choses qui n’ont aucun sens, prises à part, mais qui, toutes ensemble, font une existence.

Paul arriva alors. Adriana dit « oui » sans enthousiasme, avec une certaine lassitude.



« Tu comprendras sans doute pourquoi Paul. C’est le seul homme qui n’exigera pas d’explications. Il a tant de choses à oublier de son côté qu’il sera bon, heureux de ne rien savoir et de ne rien demander. Il veut une femme : il l’aura. Je veux la tranquillité : je l’aurai. »



La première réaction de Gélou, en lisant ces mots, fut de la colère. Il ne pouvait dominer son émotion. La chose, dite ainsi, en des mots apparemment mesurés, le déconcertait : sur le moment, il comprenait seulement qu’il perdait d’un coup, pour toujours, une femme qui avait été à lui, qui maintenait un équilibre dans l’organisation de sa vie. Il se sentit volé, au bord d’un précipice, avec un vide intérieur. Comment ? Cette femme qui riait à un mot de lui et pleurait à un autre, qui était entrée, soumise, dans son quotidien, sans secrets, comme une armoire aux tiroirs ouverts, sans orgueil, sans réticences, cette femme qui ne lui avait rien caché, pas la moindre inflexion de ses lèvres, aucune dilation de ses pupilles, aucun tremblement de ses mains, se détachait de lui, s’esquivait pour rejoindre un autre monde, d’autres gens !...

Il ne pouvait supporter l’image d’Adriana dans les bras d’un autre homme. C’était une révolte comme celle de quelqu’un qui découvre un foulard perdu la veille au cou d’un autre. Cela lui sembla absurde.

Il sortit, agité, incapable de réfléchir, accablé par la nouvelle comme par une douleur physique que l’on ne peut juger, que l’on subit. Il marcha sans but, dans des rues qu’il ne reconnaissait pas, entra dans un cinéma et en ressortit avant la fin du film.

Plus tard, lorsqu’il fut en état de se rappeler et de penser, il se dit, sans ironie, que cette révolte intime était un détail sans importance. Que le drame, si drame il y avait, se passait ailleurs, en-dehors de lui. À y réfléchir honnêtement, Adriana n’aurait jamais pu devenir sa femme. Il n’aurait pas consenti à faire de cette petite fille ingénue une deuxième Elisabéta Donciu, échouée dans un mariage ni pire ni meilleur qu’un autre. Au terme de leur amour, il resterait toujours, comme une flambée d’or et de braises, leurs dernières nuits de la rue du Cerf et il savait bien que sur la cendre de tels souvenirs on ne peut pas construire de ménage mais de simples légendes, parfois.
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