Nous voilà en Corée du Sud, sur l'île de Jeju, entre 1938 et 2008.
Le roman commence en 2008, Young-Sook, octogénaire, se remémore sa vie; c'est une haenyo, c'est à dire une femme de la mer, une plongeuse capable de descendre en apnée, jusqu'à 10 mètres, hiver comme été, pour pêcher poulpes, ormeaux...
A 7 ans, elle rencontre Mi-Ja, orpheline,fille d'un collaborateur avec le Japon, que tout le monde rejette; la mère de Young-Sook la prend en pitié et va la nourrir, lui apporter de l'amour, en faire une haenyo. Une amitié très forte unit les fillettes qui sont comme des soeurs, jusqu'à ce qu'elles soient mariées à 21 ans et soient séparées; la vie familiale, l'éloignement distendent les liens mais ce sera surtout le massacre du 3 avril 1948 où Young-Sook perdra son mari, un fils et sa belle-soeur sans que MI-Ja ne l'aide à les sauver; Young-Sook se sent trahie et en voudra à Mi-Ja toute sa vie, tout pardon étant impossible jusqu'en 2008.
Ce roman, c'est d'abord deux magnifiques portraits de femmes liées par une amitié qu'elles croyaient indéfectible, à l'épreuve du temps et de l'adversité; c'est leur fierté d'être des haenyo, c'est leur dévouement et l'amour qu'elles portent à leurs enfants, c'est la résilience face à l'adversité, c'est la difficulté à pardonner, la culpabilité.
Ce roman, c'est bien plus que cela; c'est un hommage aux haenyos qui portent leur famille à bout de bras, dans cette société matrifocale, centrée sur les femmes; ce sont elles qui travaillent, elles qui ramènent l'argent pendant que les hommes restent au foyer, s'occupant des enfants. Hommage au courage de ces femmes qui luttent contre le froid, le danger mais qui sont unies par une immense fierté, une communauté de destin, qui s'entraident, se soutiennent.
Ce roman, c'est aussi un hommage à un style de vie en communion avec la nature; les haenyos n'ont jamais voulu s'équiper de bouteilles d'air pour éviter de surpêcher; elles entretenaient et entretiennent encore les fonds marins, s'assurant de leur durabilité. Elles sont à l'écoute de la nature pour déterminer quand et où pêcher. Elles n'ont fait qu'une concession à la modernité, s'équiper de de combinaisons de plongée, les protégeant du froid. L'auteure décrit avec émotion et justesse, le sentiment de liberté que procure la mer lorsqu'on s'enfonce dans ses flots comme si on retrouvait le calme, la sécurité de la matrice originelle.
Ce roman, c'est la découverte de la culture coréenne des années 30 jusqu'aux années 2000, avec le respect dû aux anciens, au parents, le chamanisme, la croyance en des déesses protectrices, les mariages arrangés, la cuisine....
Ce roman, c'est, en arrière-plan, l'histoire de la Corée qui a connu l'occupation japonaise pendant 40 ans, la 2ème guerre mondiale, une dictature militaire soutenue par les États-Unis, la division du pays de part et d'autre du 38ème parallèle, la guerre inter-coréenne; l'auteure inscrit l'histoire des deux amies dans
L Histoire, en particulier, l'Incident du 3 avril 1948, euphémisme choquant, pour ce qui fut en fait un massacre suite à une rébellion des habitants de Jeju, férocement réprimée; cette rébellion dura jusqu'en mai 1949 et marqua l'île à jamais : sur 300 000 habitants, il y eut jusqu'à 80 000 morts, 40 000 s'enfuirent au Japon et 70% des villages furent incendiés. L'auteure s'est beaucoup documentée mais ce roman ne se transforme jamais en livre d'histoire : il donne une épaisseur, une profondeur au destin des personnages. J'ai beaucoup appris sur l'histoire de cette région à laquelle j'avais commencé à m'intéresser avec la saga familiale "
Pachinko" de
Min Jin Lee (2021).
J'ai été happée par ce magnifique roman, touchée par le destin poignant des deux personnages féminins principaux mais aussi par le destin de ce pays encore déchiré en deux états. Je n'en ai pas fini avec la Corée puisque m'attend dans ma PAL "
Filles de la mer" de
Mary Linn Bracht sur un sujet particulièrement douloureux et longtemps tabou : les filles de réconfort.