C'est avec une précision dans le choix du vocable mais un vocabulaire large comme les paysages himalayens, une élévation de l'âme et de l'esprit qui n'a rien à envier au spectacle décrit que Segalen nous emmène dans ses souvenirs, ses rêves, sa vision d'un monde à toujours à explorer. le Tibet en est le symbole bien plus qu'un pays.
Et depuis ces cimes argentées, c'est une profonde humanité qui se déploie, les monts, les vallées, les chemins deviennent aussi humains que ceux qui les parcourent. Ils se couvrent, se parent et se débattent dans leurs émotions encore bien plus que nous, pauvres marcheurs à deux pattes.
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Au delà des monts de mon désir ,
Épaulant le Ciel-Océan de ton promontoire sans norme,
Radjah du gigantesque gésir.
L'espace a durci; le poids tombe; l'eau se fait lutte mouvante;
Ici, tout dévale de ton haut;
Et l'eau et l'espace et le poids et je ne sais quoi d'épouvante,
Descend, majestique en Tes troupeaux
Ces humains! Ces taureaux enrobés! des deux arcs
m'encornant,- deux mains m'empoignant,
Intrus et interdit dès l'orée:
Ces géants grenats et grands, faces saintes, démarche délurée,
Ces bucrânes vivants et grognants!
Je suis comblé je suis si haut, tout en mon corps d'homme respire
Mais qui me tord et pénètre et renie...
Devant tes monts, au haut de toi, étreignant ton investiture
Mais quoi me conjure et me parjure...
Je t'ai vaincu Thibet superbe, ô mon poème! o mon émoi
Je t'ai embrassé dans ta superbe
Autant qu'un homme peut jouir je me suis fondu dans ta glace
Attisement
Si beau, si parfait à l'opposé de l'humain
Que je suis encor, - que nulle de mes paroles
N'atteindra jamais la neuvième des Coupoles
Ni l'espace bas où les lourds génies s'envolent.
Plus haut. Piétinons l'esplanade ordonnancée !
Portons haut le Nombre et les justes tourbillons.
Étreignons le cercle : happons l'azur : assaillons
Plus haut ? sans espoir : il n'y a pas de rayons !
Pour aide voici : les neufs brasiers nous affleurent :
Voici les trois monts et le renouveau des heures :
Recommencement : forte vie intérieure...
Comme eux flamboyons ! dévorons les chairs et sangs !
Il faut s'attiser ; grésiller ; brûler au rouge ;
Pénétrer son coeur du pic de profondes gouges :
Les feux verticaux à travers quoi le Ciel bouge
Portent au niveau de l'horizon plein des vents.
Ce sont des chants. Non point affichés sur des pierres ; - et la peinture même est trop lourde pour les illustrer. Ce sont des élans temporaires et périssables. Des gonflements impétueux qui d'abord, suffisant, ne s'expriment point. Le cour est ému et bat. La parole n'ose interrompre... et soudain, les mots d'eux-mêmes surgissent. C'est la Poésie. Un esprit juste s'y tient parfois, honorant le rythme sans excès. - Mais, que le vertige gagne, que l'ivresse s'aggrave, que la palpitation étouffe les pudeurs, - et, ni battements, ni tablatures, ni mètres officiels, ne contiennent l'indicible qui exige alors d'être dit : l'Ode naît.
Mais, à peine. Elle est disparue, laissant un vide, une chute, une dérobée ; laissant dessous elle le cinglement d'un coup, - ce sillage épuisant. Il y a eu la montée et l'éclat, - le Mot. - Et puis soudain le silence, la torpeur, la nuit sans nouvel espoir, sans sommeil. Rien ne retient et ne fixe. Rien d'un accomplissement. L'Ode, qui fut ; s'est enfuie ; n'est plus. Son retour : il ne faut pas le susciter trop vite.[...]
Extrait des deux premiers paragraphes.
IX
Dans la rumeur et le brouillard gris, dans la honte encotonnée, terreuse et sordide
J'invoque ton immense parure
Pendeloques de beau métal et de pierres faites de toi
Couvrant le sein de la pérégrine
Fille cuirassée d'argent, couronne parée, diadème et manteau bien serti
Tibet, déesse encabochonnée
Je te soupèse et je te ris en marchand du
Ladak bavant sur sa proie qui reluit,
Mais bien plus avarement que lui,
Je tiens à deux mes richesses : tes métaux et tes pierres... tes monts et lacs et roches...
Que jamais plus désormais
On ne puisse penser à toi ni prononcer le cri de «
Tibet » !
Sans entendre parmi l'oreille
L'impitoyable cliquètement de cette parure orfévrée
La séquelle de mes mots précieux,
La suite enchâssée de mes pierres, la chute de mes cristaux tintants
Et que, non épouvanté de mon œuvre.
Petit, au bas, mais non pas effacé, ni trop humilié,
Mon nom comme un coin se redéchiffre !
Né en 1953 à Fort-de-France, prix Goncourt en 1992 pour « Texaco », Patrick Chamoiseau est l'auteur d'une oeuvre narrative et théorique majeure où se mêlent imaginaire foisonnant et conscience politique. Les enjeux de la littérature contemporaine sont aussi au coeur de sa réflexion. Dans son dernier ouvrage « le Conteur, la Nuit et le Panier », il nous convie dans son atelier d'écrivain, observe les mystères de la création en mettant en lumière l'épaisse matière qui constitue l'oralité du conteur créole.
Au cours de ce grand entretien, Patrick Chamoiseau nous emmène à la Martinique, terreau fertile de son oeuvre, île où s'est inscrit en lui, très jeune, l'écartèlement entre le créole et la langue française, mais aussi tout le tragique de cette terre de souffrances qui porte l'histoire douloureuse des esclaves. Il revient sur ses lectures d'enfance, sa fascination pour les livres et les bibliothèques, son goût pour l'histoire, et s'attarde aussi sur des passions qu'on lui connaît moins : le dessin, la bande dessinée et la science-fiction. Il convoque, bien sûr, quelques-unes des grandes figures littéraires et intellectuelles qui le portent, Rabelais, Victor Segalen, Aimé Césaire et Édouard Glissant.
Patrick Chamoiseau dialogue avec le psychanalyste Roland Gori avec qui il évoque une autre forme d'esclavagisme, celle de notre société capitaliste dominée par un langage numérique, dont l'art et le conte pourrait être la porte de sortie.
C'est la comédienne Yasmina Ho-You-Fat qui fait entendre sur la scène du conservatoire les textes de ce grand écrivain penseur de notre monde, que nous sommes heureux d'accueillir.
Un grand entretien animé par Gladys Marivat et enregistré en public le 29 mai 2022 au conservatoire Pierre Barbizet, à Marseille, lors de la sixième édition du festival Oh les beaux jours !
À lire :
« le Conteur, la Nuit et le Panier », Seuil, 2021.
« Manifestes », avec Édouard Glissant, éditions de la Découverte, 2021.
« Frères migrants », Seuil, 2017.
« Texaco », Gallimard, 1992.
À écouter :
« Baudelaire jazz. Méditations poétiques et musicales avec Raphaël Imbert », Seuil, 2022.
Podcasts & replay sur http://ohlesbeauxjours.fr
#OhLesBeauxJours #OLBJ20
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