AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de michfred


Transit, un purgatoire entre le passé anéanti et l'avenir incertain.

Un enfer, plutôt.

Enfer des pas perdus en répétitives errances, en démarches  kafkaïennes, d'une administration à l'autre, d'abord  pour un visa, ( si on est attendu, si on est solvable, si on peut faire la preuve d'avoir un travail là-bas..),  puis pour un transit qui prouve que vous avez bien l'intention de quitter ce lieu provisoire où vous avez échoué.   Et enfin pour un visa de sortie du pays de transit au cas où vous resteriez dans cet endroit qui a pourtant si peu envie de vous garder ...

Mais à ce moment- là,  votre visa d'immigration a déjà perdu sa validité  et sans ce viatique, adieu veau, vache, cochons, couvées...

Retour à la case départ : refaites le siège des consulats pas trop frileux face au vainqueur nazi!

 Vous avez par miracle réuni les trois documents dans les temps? C'est la course à l'embarquement qui commence sur des  bateaux, pas nombreux-nombreux, pas directs-directs, pas nickel-nickel, et qui ont une fâcheuse tendance à couler par le fond ou à faire des périples à rallonges... quand ils ne reviennent pas, sans crier gare,  à leur port d'attache..

À Marseille.

C'est dans la cité phocéenne qu'après un séjour  dans un Paris occupé, sombre et plein de menaces, échoue le narrateur, un opposant allemand au nazisme,  évadé d'un camp de réfugiés. Il s'est sauvé en zone (encore) "libre", avec les affaires et les papiers d'un compatriote, un écrivain connu, que le désespoir a poussé au suicide.

Il a vaguement l'intention de remettre ce colis à la femme de cet écrivain, déjà réfugiée à Marseille,  et qu'il ne connaît pas.  Mais la tentation est grande pour lui d'emprunter l'identité de ce mort qui semble avoir tout ce qu'il n'a pas: de l'argent au Portugal, des amis influents dans les ambassades étrangères.. 

Va pour Marseille, donc...

Marseille a été, quelque temps, la ville de la zone "libre" d'où pouvaient encore partir  (avant que la nasse de la zone libre ne devienne un piège infernal où ils seraient tous pris)   des bateaux pour tous les réfugiés qui s'y pressaient en quête d'un billet pour l'Algérie, le Portugal, l'Espagne et surtout pour  le Nouveau Monde, les USA, bien sûr, ou , plus accessibles, le Mexique ou les pays d'Amérique du Sud. 

Pas un Marseille bleu et or, lumineux et chaleureux, un Marseille hivernal, battu par les vents mauvais du mistral, de la panique et de la déroute,  un Marseille microcosmique, réduit à ses quais avec ses bateaux en partance, à ses bistrots où se croisent et se recroisent les mêmes silhouettes pathétiques d'émigrants juifs, communistes, opposants politiques qui finissent par tous se connaître et se fuient avec horreur tant chacun renvoie à l'autre l'image de son propre désespoir, de sa propre inefficacité,  - et réduit à ses ambassades avec leurs consuls véreux, leurs sempiternelles files d'attente, leurs cachets et leurs tampons si ardemment convoités.

Un Marseille confiné, contraint, étouffant.. .

Très lentement, de façon oppressante,  de plus en plus détachée du réel ,  à mesure que les tâches se répètent, que les silhouettes se perdent, s'effacent, broyées par l'attente et les espoirs déçus, le récit INSTALLE...une situation qui est , paradoxalement, celle d'une vertigineuse précarité. 

C'est alors que survient la rencontre du narrateur avec Marie , une rencontre elle  aussi répétitive, lancinante, tournoyante .

Marie est si jolie qu'il la remarque, si perdue qu'il a envie de la sauver, si éperdue qu'il ne peut l'atteindre ni lui dire ce qu'il a à  lui dire, ce qu'il a découvert sur elle et sur lui-même.

Marie a quitté son mari pour un autre homme, un médecin que fréquente le narrateur, mais on lui a dit que son mari est à  Marseille, qu'il a demandé un visa d'immigration, qu'on l'a vu dans plusieurs lieux. Elle le cherche donc, pleine d'angoisse, de remords et , peut-être encore, d'amour...

À Marseille...

Un destin, ironique et cruel, a fait de cette jeune femme en fuite perpétuelle une pièce maîtresse dans la propre fuite du narrateur, à laquelle soudain elle redonne sens, espoir et énergie..

S'il fuyait avec elle? Et pourtant il est le dernier avec qui elle devrait fuir...

De Marseille..

TRANSIT est un roman magnifique, supérieurement bien écrit et bien traduit, empreint du même désespoir que celui de Erich Maria Remarque dans Cette terre promise, de la même ironie désabusée que celle de Lion Feuchtwanger dans le Diable en France...

 Il a été inspiré à Anna Seghers par sa propre situation d'opposante au nazisme.  Juive et communiste,  elle avait toutes les raisons de quitter cette zone libre qui n'allait pas le rester longtemps. Elle a vu ses amis écrivains céder au désespoir, au suicide : Walter Hasenclever, Carl Einstein, Walter Benjamin..

Christian Petzold a fait, paraît-il, une adaptation cinématographique de qualité de ce grand livre, en défrayant pourtant  la chronique : il a eu l'audace, tout en maintenant le contexte historique de l'occupation et de la collaboration,  d'en actualiser l'apparence. Il a filmé un Marseille contemporain, des immigrés avec vêtements  et accessoires d'aujourd'hui, des forces de l'ordre portant l' uniforme actuel...

Je n'ai pas vu son film, mais en lisant Transit j'ai eu l'impression de toucher à l'essence même de toute immigration-  quand elle est commandée par une nécessité absolue, vitale- , et je comprends ce parti pris d'anachronisme  politique  volontaire du cinéaste...

Si Transit,  le livre, m'a bouleversée c'est qu'il est intemporel,  bien au-delà du témoignage plus ou moins autobiographique.

Anne Seghers n'a pas campé une héroïne ayant mari et enfant, comme c'était son cas:  son narrateur est un inconnu, un être revenu de tout, un "homme sans qualité " qui hérite bien malgré lui de l'encombrant bagage d'un écrivain, et qui le devient par la force des choses et celle des événements.
 
L'exil le sacre écrivain.

Et le livre qu'il nous laisse est la bouteille à la mer de tous les exilés que la guerre ( ou la misère, ou la faim,  rayez la mention inutile ) jette dans les ports, sur les côtes ou sur les routes du monde sauvage qui est le nôtre. 


Commenter  J’apprécie          6514



Ont apprécié cette critique (55)voir plus




{* *}