Très beau récit.
Semprun écrit ce livre en 1992, presque cinquante ans après avoir été libéré du camp de concentration de Buchenwald. le récit nous révèle par des incessants allers-retours au fil des souvenirs et de la mémoire de l'auteur, comment il a été possible pour lui d'écrire après avoir vécu l'horreur absolue des camps. Comment écrire de la fiction ? Comment raconter ? Où est le rêve, la réalité ? Où est la vrai vie ? Les rescapés des camps de concentration n'en sont jamais réellement sortis, le mal absolu les hante pour toujours et leur donne cette sensation que la réalité est le camp et que maintenant ils vivent un rêve terrible car ils vont finir par se réveiller, ou ce qu'ils ont vécus n'est qu'un cauchemar et que ces années d'horreurs n'ont jamais existé. Sensation renforcée par l'incrédulité des gens lorsque la vérité sur les camps a été révélé.
Semprun raconte comment
Primo Levi n'a pas trouvé d'éditeur lorsqu'il a voulu publier son premier livre "Et
si c'est un homme".
Semprun nous livre des réflexions admirables sur le mal, la volonté de vivre, la mort, l'écriture.
Si les premières pages du récit sont assez perturbantes par le style, au fil des pages on se laisse prendre par ces sauts incessants dans la mémoire de l'auteur. Les souvenirs et les thèmes reviennent de manière incessante et lancinante comme des leitmotiv qui hantent l'esprit de
Semprun et qui l'empêche de vivre. La neige symbolise l'enfer de Buchenwald et revient sans cesse dans ses cauchemars.
Au fil du récit on a le sentiment d'écouter
Semprun réfléchir à haute voix, d'être à ses côtés et de comprendre comment pendant des années écrire serait le droit chemin à la mort.
Seul l'art, la fiction sera capable de raconter.
"Comment raconter une vérité peu crédible, comment susciter l'imagination de l'inimaginable, si ce n'est en élaborant, en travaillant la réalité, en la mettant en perspective? Avec un peu d'artifice donc!....... par l'artifice de l'oeuvre d'art bien sûr!" (p166 Ed Folio).
"A Buchenwald, les SS, les Kapo, les mouchards, les tortionnaires sadiques, faisaient tous partie de l'espère humaine, que les meilleurs, les plus purs d'entre nous, d'entre les victimes... La frontière du Mal n'est pas celle de l'inhumain, c'est tout autre chose. D'où la nécessité d'une éthique qui transcende ce fonds originaire où s'enracine la liberté du Bien que celle du Mal... Une éthique, donc, qui se dégage à jamais des théologies, puisque Dieu par définition, est innocent du Mal. Une éthique de la Loi et de sa transcendance, des conditions de domination, donc de la violence qui lui est justement nécessaire..." (p216 Ed Folio).
La fin de l'ouvrage est désespérante. La réflexion sur l'inéluctable disparition des rescapés des camps et donc la perte de la mémoire physique du Mal absolu "dans la juste mesure où il es niché en chacun d'entre nous, comme liberté possible" (p374) vient en contradiction sur ce que nous révèle
Semprun concernant l'utilisation de Buchenwald par les staliniens comme camp de concentration et où une nouvelle fois des milliers de personnes ont disparu. le Mal absolu continu d'être présent parcequ'il est une liberté possible de chacun d'entre nous et donc il y aura toujours des témoins pour parler de ce Mal.
Un seul petit reproche au récit de
Semprun, de nombreuses citations de poèmes, de textes en anglais, en allemand, en espagnol, italien,... m'ont perturbé dans ma lecture car la qualité et la profondeur de ces extraits m'ont échappé, ne connaissant pas suffisamment toutes ces langues, même si
Semprun donne au fil du texte des traductions morcelées et des commentaires.
Livre très intellectuel mais une fois dépassé les références littéraires, philosophiques et poétiques on se laisse prendre par ce récit.
Semprun nous invite, au travers de son expérience douloureuse, à une très belle réflexion sur le Mal.