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sur 879 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Écrire, un processus douloureux…

Si j'écris, je me raconte, y aura-t-il quelqu'un pour m'écouter, me comprendre?

Est-ce que raconter le passé permet de l'exorciser, ou au contraire, de s'enfoncer davantage dans la douleur intolérable? Et la question se pose avec acuité lorsqu'il s'agit d'un rescapé des camps nazis.

Ce n'est pas la culpabilité qui ronge l'auteur, il sait que sa survie est d'abord une question de chance. Ce qui l'empêche de profiter de la vie ce sont ces images qui surgissent même aux moments de bonheur : la neige qui tombe sur Buchenwald, l'odeur de la fumée du four crématoire, un ami qui meurt en récitant un poème. Raviver la mémoire pour écrire l'histoire, cela oblige à se plonger dans ces émotions, à revivre ces moments. Certains n'ont jamais complètement survécu à l'épreuve comme en témoigne le suicide de l'auteur Primo Levi.

Mais Jorge Semprún n'est pas qu'une victime de la guerre. C'est un Européen, espagnol de naissance, mais qui à vingt ans savourait déjà les poètes français et commentait Heidegger qu'il lisait en allemand. C'est un philosophe, un virtuose qui joue les mots et les idées, mais aussi un homme d'action et d'engagement politique, un vrai résistant.

Ce récit n'est pas une lecture distrayante, quand on lit sur les camps, ce ne l'est jamais. Un sujet qui touche au coeur des questions du Mal et de l'essence de l'être humain. Mais, malgré la folie meurtrière de la torture, un espoir de conserver un peu de fraternité.

La trame narrative n'est pas non plus facile, car elle suit le cheminement de pensée de l'auteur, avec ses redondances, avec une discontinuité qui mêle les moments de différentes époques. Ce n'est pas un roman, ce ne sont plutôt que des bribes de vies et réflexions.
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L'écriture ou la vie, voilà un dilemme surprenant pour le commun des mortels. Mais fait-on vraiment partie du commun des mortels quand on a réchappé d'un camp tel que Buchenwald ?
Après une telle expérience, le témoignage de Jorge Semprun nous enseigne qu'on ne revient pas vraiment à la vie, on reviendrait plutôt de la mort. Une mort cotoyée de si prêt et pendant si longtemps qu'il ne considère pas l'avoir évitée ou frôlée, mais plutôt vécue.
Comme si le réel passage dans l'au-delà ne se vivait pas, puisqu'il annonce justement la fin d'une vie.
Comme si fréquenter la mort au quotidien la faisait vivre.
Quoi qu'il en soit, des relents morbides sont à jamais inscrits dans son inconscient, susceptibles de jaillir au détour d'une respiration, parfois même dans un instant fugace de bonheur. Les premiers temps de son retour, il mettra l'écriture entre parenthèses, au profit croyait-il d'un retour à la vie : vie réelle ou vie rêvée, vie en pointillé.
le récit est magnifique, il ondoie majestueusement dans la vie de l'auteur avant ou après Buchenwald. Pour revenir faire une incursion dans ce pour quoi il écrit.
Un témoignage érigé en oeuvre d'art, voie qu'a élue Jorge Semprun pour tutoyer la bonne façon de raconter l'indicible.
Il aura mis une vie à finir par écrire ce livre. Même si je m'y suis parfois un peu perdu, je suis content qu'il ait traversé ma vie de lecteur.
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Oser écrire une critique d'un tel "monument" a quelque chose d'indécent. S'il s'agissait d'un roman, cela serait possible, mais ce livre est un récit autobiographique, et personne n'est en mesure de se mettre à la place de l'auteur, de ses sentiments et de sa souffrance. Jorge Semprun est un "rescapé" du camp de concentration de Buchenwald, intellectuel très érudit et brillant et à l'avenir prometteur, qui a mis des décennies avant de pouvoir reprendre le chemin de l'écriture... de même qu'il aura mis encore plus de temps avant de reprendre le chemin de Weimar et du camp de Buchenwald. Cela se comprend aisément, ne serait-ce que lorsqu'on lit ces quelques lignes extraites du manuscrit "L'écriture ou la vie" :
(...) - Un jour viendrait, relativement proche, où il ne resterait plus aucun survivant de Buchenwald. Il n'y aurait plus de mémoire immédiate de Buchenwald : plus personne ne saurait dire avec des mots venus de la mémoire charnelle, et non pas d'une reconstitution théorique, ce qu'auront été la faim, le sommeil, l'angoisse, la présence aveuglante du Mal absolu - dans la juste mesure où il est niché en chacun de nous, comme liberté possible. Plus personne n'aurait dans son âme et son cerveau, indélébile, l'odeur de chair brûlée des fours crématoires.
(...)
Un jour prochain, pourtant, personne n'aura plus le souvenir réel de cette odeur : ce ne sera plus qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur. Inodore, donc. -

Témoigner de l'indicible, comme ont pu le faire d'autres rescapés de l'enfer de la déportation, voilà ce qu'a accompli Jorge Semprun, avec toutefois un style bien particulier, très intellectuel, introduisant beaucoup de références littéraires, et faisant souvent des digressions.
Un livre qui vient compléter les textes de Primo Levi, cités dans l'ouvrage, faisant oeuvre de devoir de mémoire.
A lire! Absolument!

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George Semprun a choisi d'écrire certains de ses ouvrages autobiographiques en français, langue qu'il dominait comme tant autres. Il s'est alors heurté à une difficulté sémantique inattendue de la langue de Molière, une lacune. Il est un mot qui fait défaut à cette dernière, celui qui exprime le "vécu intime" de la personne. En français, le mot expérience a une connotation trop physique, presque scientifique, il ne fait pas suffisamment appel au ressenti qui grave la mémoire profonde comme peuvent le faire les substantifs idoines en allemand ou en espagnol.

Car c'est évidemment sur ce terrain que se situe la raison d'être d'un témoignage, la transmission du "vécu intime" d'une page de l'histoire personnelle d'un être aussi tragique qu'a pu être celle des camps de la mort. Comment faire comprendre à autrui que celui qui en est revenu n'est plus celui qui y est entré, à celui qui est dehors ce qu'a vécu celui qui était dedans. Cette discrimination du dedans dehors est le credo de son premier ouvrage le grand voyage. Comment faire comprendre que celui qui était dedans y a vécu la mort, si tant est que la mort puisse se vivre, même s'il en est revenu.

Alors évidemment, quand il s'agit de transmettre ce "vécu intime", les difficultés se font jour : que dire, quand le dire, comment le dire, et au final pourquoi le dire ? Car le témoignant se heurte en fait à l'écueil suivant : qui pour entendre, comprendre et surtout admettre ? Qui aura le courage de se placer dans l'inconfort moral d'affronter une vérité historique déshonorante pour l'humanité ?

Jorge Semprun avait observé le sort réservé à l'ouvrage de Primo Levi édité dès le lendemain de la guerre, en 1947. le rejet des grands éditeurs, la diffusion confidentielle, le piètre accueil de ses contemporains étaient perçus par lui comme une volonté d'occulter cette page sombre de l'histoire de l'humanité, comme un faux-pas de cette dernière. Jorge Semprun s'était donc imposé l'exercice surhumain de repousser le harcèlement du souvenir et la tentation de le crier à la face du monde. Il refusait la culpabilisation d'être revenu de l'enfer - Il faut lire à ce sujet en fin d'ouvrage ce qui concourut à la survie du matricule 44904, son matricule. Il voulait connaître le bonheur fou de l'oubli. Il se plaçait en posture de quête de repos spirituel.

Avec L'écriture ou la vie, Jorge Semprun nous propose une forme d'élévation, que lui autorise sa culture philosophique. Conscient qu'une écriture de témoignage de faits ne serait que "litanie de douleurs", qu'il faut pour frapper les esprits lui préférer une forme suggestive plus que figurative, il n'évoque jamais la haine mais dénonce le Mal absolu. Avec la majuscule qui donne à ce substantif la dimension mythologique que lui vaut l'ampleur des conséquences néfastes infligées à l'espèce humaine par le nazisme.

La mort de Primo Levi en 1987 a été pour Jorge Semprun la prise de conscience de la dépendance du souvenir au témoignage des seuls survivants des camps de la mort : "Le souvenir vivace, entêtant, de l'odeur du four crématoire : fade, écoeurante… l'odeur de chair brûlée… Un jour prochain, pourtant, personne n'aura plus le souvenir réel de cette odeur : ce ne sera plus qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur. Inodore, donc." La disparition de Primo Levi remettait la mort d'actualité. Jorge Semprun qui disait avoir vécu sa propre mort à Buchenwald acceptera quelques années plus tard, en 1992, une invitation à se rendre sur le site du camp. Il acceptait de confronter le rêve de la vie d'après, et d'avant aussi d'ailleurs, avec celui cauchemardesque qui lui avait volé ses vingt ans. Sa vie après le camp, c'était sa vie après la mort. Renaissance, aussi absurde que naissance, pour se voir confronté à une mort tout aussi stupide. Ce ne sont ni Camus ni Cioran qui le contrediront.

Après une stratégie de survie qui consistait à ne rien lire, ne rien écrire sur le sujet honni, à rechercher la compagnie de personnes ignorant tout de ce passé maudit et tenter de devenir un autre, Jorge Semprun trouve le courage d'affronter cette page de sa vie au travers de l'écriture, bien averti qu'elle le rendrait vulnérable aux affres de la mémoire. Il se convainc de dire que tout ce qui n'est pas du domaine du camp est du domaine du rêve, dans un ouvrage qu'il avait d'abord intitulé L'écriture ou la mort qui sera publié sous celui de L'écriture ou la vie.

Moi qui suis un lecteur de ces mots des Jorge Semprun, Primo Levi, et autres hommes et femmes témoins de l'enfer des camps, moi pour qui "l'odeur de la fumée du crématoire n'est qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur", je reste fasciné d'horreur à la lecture de chacun de ces ouvrages qui du Mal absolu ne me donne certes qu'une idée, mais qui m'attribuent ma juste part de responsabilité d'appartenir à une espèce capable de ce Mal.
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Jorge Semprun pose un dilemme auquel nous n'avons pas souvent l'habitude d'être confronté. Depuis quand faut-il choisir entre l'écriture et la vie ? D'un point de vue personnel, la question se pose depuis que Jorge Semprun a vécu l'expérience de la déportation à Buchenwald mais aussi, et surtout, depuis qu'il en est sorti. Vivant ? Il paraît… D'un point de vue biologique, c'est une certitude. Et pourtant, Jorge Semprun rabat leurs certitudes à toutes les victimes des apparences. S'il a l'air aussi étrangement vivant, c'est parce qu'il a traversé la mort : il l'a parcourue de bout en bout.


« Une idée m'est venue, soudain –si l'on peut appeler idée cette bouffée de chaleur, tonique, cet afflux de sang, cet orgueil d'un savoir du corps, pertinent-, la sensation, en tout cas, soudaine, très forte, de ne pas avoir échappé à la mort, mais de l'avoir traversée. D'avoir été, plutôt, traversé par elle. de l'avoir vécue, en quelque sorte. D'en être revenu comme on revient d'un voyage qui vous a transformé : transfiguré, peut-être. »


Mieux aurait-il valu mourir ? D'une certaine façon, oui, cela aurait été plus simple. En sortant de Buchenwald, en retrouvant sa vie, ses relations et ses habitudes d'avant le camp, Jorge Semprun découvre qu'il fait l'objet d'une méprise énorme. Tout le monde le prend pour un rescapé qui aurait échappé à la mort –en réalité, il connaît la mort mieux que celui qui ne serait plus là pour en témoigner. Et lorsqu'on lui demande de raconter son expérience des camps, Jorge Semprun se heurte à l'indicible. L'aspect frivole du langage apparaît et révèle ce qui semble être ces seuls objectifs : se constituer comme source principale de divertissement, au mieux comme média formalisé servant davantage de moyen (se lier avec d'autres individus dans un certain type de rapport) que de fin (transmettre des informations en adéquation ou non avec des idées reçues). Jorge Semprun ne peut donc pas raconter Buchenwald ni ses morts. Non seulement ses interlocuteurs ne le comprennent pas –ou le comprennent mal- mais lui-même perçoit le ridicule d'une telle volonté.


« Car la mort n'est pas une chose que nous aurions frôlée, côtoyée, dont nous aurions réchappé, comme d'un accident dont on serait sorti indemne. Nous l'avons vécue… Nous ne sommes pas des rescapés, mais des revenants… Ceci, bien sûr, n'est dicible qu'abstraitement. Ou en passant, sans avoir l'air d'y toucher… Ou en riant avec d'autres revenants… Car ce n'est pas crédible, ce n'est pas partageable, à peine compréhensible, puisque la mort est, pour la pensée rationnelle, le seul évènement dont nous ne pourrons jamais faire l'expérience individuelle… »


Alors Jorge Semprun élude, tourne autour du pot, essaie de trouver une nouvelle façon de parler quand même de cette expérience obsédante. Comme il le dit lui-même, le problème n'est pas technique mais moral. Peut-être est-ce d'ailleurs ce qui manque le plus aux gens qui l'entourent comme lorsque, plus tard, en visite à Buchenwald, devant la cheminée du crématoire, quelqu'un lui demande d'un air enjoué : « C'est la cuisine, ça ? » Ce qui, chez Jorge Semprun, provoque cette réaction : « J'avais horreur de moi-même, soudain, d'être capable d'entendre cette question. D'être vivant, en somme ».


Ainsi, pour ne pas se dégoûter davantage de lui-même, pour ne pas reléguer Buchenwald à la forme d'une vague historiette contée en termes usés et falsifiables, Jorge Semprun essaie de nous faire comprendre cette traversée de la mort par l'ampleur de ses conséquences présentes. Jorge Semprun est devenu une victime invisible –reconnu uniquement par lui-même et par les autres victimes- qui souffre d'être en perpétuelle inadéquation avec la vie « normale » en dehors des camps, cette vie qui lui semble à présent réduite, peu ambitieuse, peu consistante.


« C'était que la vie fût un songe, après la réalité rayonnante du camp, qui était terrifiant. »


Bardé de références et de relations, Jorge Semprun essaiera de donner une forme dicible à son expérience en la confrontant à celle des autres et en apprenant une certaine forme d'oubli -qui ne serait pas un mensonge adressé à soi-même mais ce qu'on appellerait aujourd'hui « résilience ». Il s'agit d'ailleurs du projet à l'oeuvre dans L'écriture ou la vie. Nous entendrons peu parler de Buchenwald et des souvenirs qui lui sont liés. Jorge Semprun a trouvé peut-être la meilleure façon de toucher autrui dans le récit d'une expérience personnelle : il s'agit de lui faire perdre sa ponctualité pour n'en garder que l'essence universalisable. L'écriture ou la vie bouleversera tout lecteur qui a pu connaître –de près ou de loin- cette sensation de décalage irréversible provoquée par l'expérience de la solitude mortelle. Et puisque, finalement, je reste également sans mots pour décrire d'une meilleure façon les sentiments qu'a pu me procurer cette lecture, je me réfugierai dans la facilité et laisserai l'honneur à l'un de mes porte-paroles préféré – Emil Cioran : « Pour qui a respiré la Mort, quelle désolation que les odeurs du Verbe ! »
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Il m'aura fallu beaucoup de temps et d'hésitations avant d'entreprendre ce billet. Auparavant, il me fallait reconnaître et admettre l'impensable. Oui, indubitablement, j'ai trouvé ce livre de Jorge Semprun d'une beauté indicible...
Avec toutes les questions éthiques que cela m'a posé. Comment admettre une esthétique inégalée à un récit de la pire des horreurs? Comment pardonner ces palpitations éblouie à la lecture de phrases qui disent le Mal absolu?
J'ai finalement trouvé une forme d'absolution en revenant au chapitre où Semprun et quelques co-detenus, fraîchement libérés, évoquent cette difficile parole à venir. Comment relater l'impensable, l'insoutenable, le non imaginable ?
Et cette phrase de Semprun qui laissait percevoir sa stratégie à venir. "L'autre genre de compréhension, la vérité essentielle de l'expérience, n'est pas transmissible... Ou plutôt, elle ne l'est que par l'écriture littéraire..." Phrase à laquelle répondait celui qui avait été professeur à l'université de Strasbourg : "Par l'artifice de l'Art, bien sûr !"
Oui, seule la beauté pouvait contrebalancer l'ampleur d'une telle monstruosité.

Et ce livre, c'est Guernica.

Il aura aussi fallu beaucoup, beaucoup de temps et de silence à l'auteur avant d'esquisser le titre de L'écriture ou la vie qu'il avait initialement nommé L'écriture ou la mort.
C'est la distance de ce chemin vers la vie où contre la mort que ce livre tente de mesurer, d'appréhender dans une approche philosophique, littéraire, politique, et ô combien charnelle.
Car écrire, c'est accepter de se souvenir. C'est revenir sous le linceul nimbé de fumées innommables ; c'est sentir à nouveau sur ses épaules, comme autant de flocons, la neige éternelle des copains disparus par la cheminée.
L'écriture ou la vie n'a que peu allure de témoignage, et pourtant, il dit beaucoup plus que la réalité. Il travaille au plus profond, élague les scories des jugements moraux ou théologiques. Ni dieu ni censeur dans ce carnaval de fous. Seuls des hommes nus, maigres, chancelants, "cadavres debout" descendus de wagons dans l'antre du Mal. Dans cette narration, l'auteur est fort d'une préséance unique. Il n'est pas un survivant, il est un revenant. Il a traversé la mort, ou bien la mort l'a traversé comme lui-même s'interroge.
J'avais lu ce livre il ya longtemps, à sa sortie en 1994. J'en gardais le souvenir d'une lecture âpre et souvent difficile.
C'est une oeuvrequi nécessite une maturation et, humblement, une connaissance plus étendue de ce que l'on nomme aujourd'hui la littérature des camps. La jeune femme que j'étais n'avait pas assez arpenté les chemins ardus de cette période effroyable.
Ce dont je me souvenais parfaitement par contre, c'est d'avoir été accompagnée dans ce périple par une cohorte incroyable de poètes: Hugo, Lamartine, Toulet, Jammes, Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire, Breton...
Et puis, bien sûr, René Char et Aragon qui poseront leurs mots rédempteurs sur l'homme redevenu libre.
Le poème d'Aragon, Chanson pour oublier Dachau était depuis longtemps posé sur ma table de nuit. Il prend aujourd'hui et enfin tout son sens.

"Nul ne réveillera cette nuit les dormeurs
Il n'y aura pas à courir les pieds nus dans la neige (...)
Dans l'épouvante où l'équilibre est stratagème
Le cadavre debout dans l'ombre du wagon
(...)
Oh vous qui passez
Ne réveillez pas cette nuit les dormeurs."
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Récit sur l'avant et l'après Buchenwald, sur la formation intellectuelle et littéraire, traversé par la philosophie et la poésie. Quelques scènes du camp, avant et après sa libération, des bribes de la clandestinité espagnole, les femmes, l'alcool, les nuits blanches de 1945. Comme ça, comme cela vient au fil de l'écriture, des souvenirs de la vie du camp(Semprun est un écrivain à digressions). Evoqués, esquissés, qui font l'objet de romans à part entière. Ici s'exprime le "je", celui du cheminement vers la vie, qui sera au final celui vers l'écriture. Qui maintiendra le plus possible le camp loin de la vie, fera en sorte qu'il ne soit pas la seule réalité.
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Difficulté de raconter l'horreur au risque de ne pas être cru, difficulté de vivre tout court à la libération après un retour du camp de Buchenwald où la mort était trop familière et tellement imminente, mais où la fraternité et la poésie était omniprésente chez ces compagnons d'infortune.
À lire absolument pour ne pas oublier.
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Je lis rarement des livres sur les camps, par dégoût de la violence et de l'atrocité du contenu. Mais ce livre est une merveille de légèreté, de grâce, de sublimation de l'horreur : ce qui ne lui ôte rien en force, suggestion ou clarté. Jorge Semprun a su s'élever bien au-delà de cette terreur par la force de la poésie et de la philosophie.
Arrêté et déporté à Buchenwald en septembre 1943 à l'âge de 20 ans, il se considère comme un revenant et non comme un rescapé, comme tous ceux qui ont vécu ce voyage au bout de l'enfer, de l'anéantissement de l'être.
Lorsque le camp est libéré en avril 45, il découvre dans le regard des trois officiers britanniques qui se tiennent en face de lui l'effroi et l'épouvante et au même instant il doute que le monde soit prêt à entendre les privations, la déchéance, l'horreur nue et surtout cette abominable et persistante odeur des fumées du four crématoire sur la colline de l'Ettersberg qui avait été autrefois un lieu de conversations philosophiques entre Goethe et Eckermann.
Les vers de Baudelaire, d'Aragon de Celan, de César Vallejo lui reviennent en mémoire lorsqu'il tient dans ses bras ses amis mourants.
Est-il possible de survivre ? Primo Levi se suicidera (?) 42 ans après sa sortie du camp, le 11 avril 1987, jour anniversaire de la libération de Buchenwald, l'année où Jorge Semprun reprend l'écriture de son roman, abandonné parce qu'il avait choisi la vie au prix de l'oubli, par impossibilité de survivre à l'écriture. Lorsqu'il décide de reprendre le livre, les angoisses reviennent sans prévenir, à tout moment, "la certitude angoissée de la fin du monde, de son irréalité, en tout cas".
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N°232
Décembre 2000


L'ECRITURE OU LA VIE - Jorge SEMPRUN- Editions Gallimard.


D'emblée, le titre du livre m'a déconcerté.
Pouvait-on concevoir qu'on opposât l'écriture à la vie, cet acte qui, par excellence est synonyme d'existence ?
J'ai donc lu ce récit, attentif à une explication de ce qui me semblait être un paradoxe.

Le texte révèle une partie de la vie de l'auteur et plus précisément son séjour au camp de concentration de Buchenwald où il fut enfermé comme prisonnier politique, les rencontres qu'il a pu y faire, les expériences qu'il en a retirées.
A l'époque, jeune étudiant communiste Espagnol mais vivant en France, il pensait que l'écriture qu'il pratiquait lui-même dans la poésie pouvait exorciser la mort. Il s'est aperçu qu'elle y renvoyait ! En réalité il était un véritable apatride, ni Français ni Espagnol, mais un communiste convaincu, un être qui est passé à travers la mort où plus exactement que la mort a traversé et quand en avril 1945, les troupes du général Patton ont libéré le camp, c'est un peu comme s'il ne restait de lui que les yeux, des yeux hagards qui ne parvenaient plus à croire à la fin de cet enfer, à la vie enfin redevenue possible, libre, loin des hurlements des SS, des mauvais traitements, des fours crématoires… Ces yeux qui jadis avaient eu plaisir à regarder les femmes, ses yeux aussi qui faisaient son charme, résumaient ce qu'il était à cette époque, dans ce camp soudain tranquille, mais que les oiseaux eux-mêmes avaient abandonné à cause de cette insupportable odeur de chair humaine brûlée qui retombait sur le camp en une sorte de suie !

Son séjour dans ce camp où tant de camarades et d'amis ont trouvé la mort a été pour lui une période entre parenthèses que l'écriture lui a permis (peut-être ?) d'exorciser. En tout cas, quand il en parle, il dit « Une autre vie plus tard », comme si la première s'était arrêtée à son entrée dans ce camp, à l'oubli de son nom au profit d'un numéro matricule (44904), qu'il n'était devenu rien d'autre qu'une ombre, le contraire d'un homme !

Pourtant dans ce camp où l'on torturait, où l'on travaillait jusqu'à l'épuisement, où l'on souffrait, il se passait des choses étranges comme ses réunions dans le local des contagieux où les Allemands ne mettaient pas les pieds par peur de la maladie, dans ce local des latrines aussi où l'on parlait de philosophie, de littérature et de liberté…

C'est un paradoxe, mais Buchenwald était proche de la ville de Weimar qui fut le siège d'une éphémère république mais surtout la ville où Goethe aimait venir trouver l'inspiration. Faut-il rappeler que les nazis tortionnaires faisaient aussi pousser des fleurs dans les camps d'extermination !

Même parti de ce camp maudit, il traînait derrière lui en quelque sorte la mort comme son ombre. Rien, pas même un corps de femme « la certitude apaisante de sa beauté ne m'avait distrait de ma douleur, rien d'autre que la mort, bien entendu. »

C'est donc une sorte de renvoi à la condition humaine, celle d'un être qui doit perpétuellement souffrir parce que son destin en a décidé ainsi, parce qu'il aura toujours dans sa mémoire les squelettes ambulants, un peu comme des sculptures de Giacometti, ces morts vivants, ces hommes à jamais disparus dans la fumées des crématoires, cette propension qu'a l'homme à être cruel pour l'autre quand il y va de sa survie ou parfois de son plaisir sadique, à mettre en relief « cette région cruciale de l'âme où le mal absolu s'oppose à la fraternité » comme le dit Malraux.

C'est que la fraternité, il l'a rencontrée à Buchenwald quand le communiste allemand prisonnier qui l'a enregistré à son arrivée, lui ayant demandé son métier et s'étant entendu répondre « étudiant » (Studden) a pourtant inscrit sur sa fiche « Stukatten » ce qui correspond à peu près à décorateur. Dans ce camp, il valait mieux être un bon ouvrier qu'un intellectuel ! Celui qui avait fait cette faute d'orthographe l'avait fait exprès, par fraternité communiste. Longtemps après il s'est souvenu du regard de cet homme dont l'engagement politique valait au moins qu'il se trompât pour sauver un frère. Au surplus, la pratique courante de l'allemand permit à Semprun de travailler dans un bureau, de comptabiliser les entrées et les sorties, les morts surtout, c'est à dire de pouvoir survivre relativement loin de ces mauvais traitements…

Dès lors, sourd un sentiment de culpabilité qu'il n'éprouve cependant pas, celui d'être revenu de l'enfer grâce à un mot vraisemblablement intentionnellement mal orthographié. Il s'interroge bien au contraire sur la chance qu'il avait eue d'avoir croisé cet Allemand, d'avoir été sur la route d'un communiste comme lui qui avait eu l'intention de faire ce qu'il pouvait pour lui sauver la vie, d'être, si l'on peut dire, au bon moment, au bon endroit. « La chance ne s'apprend pas, on l'a », a dit Blaise Cendrars.

Il y a donc, à ce moment-là, pour lui de l'estime, malgré tout ce qu'il pensera plus tard de l'idéologie communiste, de ses déviances, de ses dérives et de ses crimes semblables à ceux des nazis (Buchenwald deviendra après la guerre un camp d'internement russe),à ce moment précis, entre ces deux hommes c'est le respect qui prévaut, au nom d'un idéal individuel, d'un engagement personnel, malgré le silence sur les atrocités, le pacte-germano-soviétique qui tournera au conflit… Il éprouve le besoin de préciser « J'ai toujours respecter plus tard la part d'ombre, d'horreur existentielle abominable, même si le respect ne vaut pas pardon et encore moins oubli. »

Et puis, il y a la neige, cette neige omniprésente du temps de son séjour à Buchenwald comme pendant le temps de sa liberté, cette neige qui recouvrait Weimar comme le souvenir, comme les reproches intimes que l'on peut se faire à soi-même. Ce manteau blanc uniformise tout, les images comme les sons, purifie aussi les formes en en gommant les contours. Cette neige qui l'accompagne jusque dans son sommeil comme une obsession lui rappelant la souffrance et la mort.

Pourtant, quelques cinquante années plus tard, il revint dans cet ancien camp nazi qui fut aussi un camp stalinien après la guerre. La nature y avait reverdi, les arbres repoussé, mais il apprit que cette végétation croissait sur des restes humains, ces cadavres enterrés sur place dans des fosses communes comme si tout cela pouvait être oublié.

Dès lors, l'écrivain qu'il est se doit de témoigner, ne serait-ce qu'au non du « devoir de mémoire » et donc d'écrire. Pour se pose de nouveau le problème du titre de ce récit « l'écriture ou la vie », comme si, encore une fois l'une excluait l'autre. J'ai donc lu ce livre avec toujours en tête cette question pour laquelle je voulais trouver une réponse. Décidément cet homme, et plus précisément son parcours m'étonnaient. Républicain espagnol, résistant français, communiste convaincu et brillant intellectuel, il avait survécu à tout ce que l'homme avait pu enfanter de mauvais, de dangereux, de mortel pour lui-même, et plus exactement pour ses semblables, mais trouvait quand même les mots pour nous parler de la beauté des femmes, de la grandeur de l'homme, de sa culture. En parlant de Maurice Halbachs, de Diego Morales et de combien d'autres inconnus sans nom ni visage, il a porté témoignage. Donc l'écriture est quand même bien la vie ! Et puis il évoqué si bien les poètes, René Char, Vallejo, Primo Lévi que je ne comprends toujours pas cette oppositions entre l'écriture et la vie. J'ai cherché des bribes d'explications dans ce témoignage « l'écriture m'a rendu de nouveau vulnérable aux affres de la mémoire » et si je comprends bien, il avait choisi de vivre en étouffant les mots qu'il portait en lui, parce ces mots le renvoyaient à la mémoire c'est à dire à la mort.

A le lire, ce projet de livre a été maintes fois abandonné « (il) était devenu un autre, pour rester en vie », comme si l'écriture le renvoyait à une part de lui-même qu'il voulait oublier, à cause d'une culpabilité peut-être d'avoir échapper à tout cela, au point de porter en lui cet ouvrage pendant des années et que sa volonté de vivre était telle qu'il ne pouvait pas revenir en arrière sans ouvrir la « boîte de Pandore » de la mémoire et de retrouver la mort…

Et pourtant, il l'a fait et devant son parcours, on ne peut qu'être admiratif et respectueux. Je tiens pour évident qu'un homme qui ne transige pas, qui a le courage d'aller jusqu'au bout de ses idées sans tergiverser, malgré les contradictions d'un système dont il n'est pas personnellement responsable, mérite, à tout le moins notre estime !

Il a donc porté témoignage et ce document est précieux non seulement pour ce qu'il dit mais surtout peut-être pour l'itinéraire qui fut le sien a été sincère, rigoureux… Mais je ne peux pas rappeler le mot de Malraux « Écrire, c'est arracher quelque chose à la mort ».


© Hervé GAUTIER.
Lien : http://hervegautier.e-monsit..
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