Quand j'entends certains auteurs dire lorsqu'ils sont interrogés sur leur processus créatif que ce ne sont pas eux qui décident mais leurs personnages de fiction, ça a le don de m'agacer.
"Beaucoup d'écrivains clament qu'ils ne font qu'obéir à la volonté de leurs personnages..."
Alors oui, bien sûr, au-delà du plan initial d'un roman il peut y avoir énormément de changements avec le résultat final, des personnages secondaires peuvent s'imposer de façon inattendue, gagner en consistance, bouleverser la trame initiale en se révélant. Les caractères s'étoffent, le romancier n'appliquera pas stricto sensu son idée de départ, parce que celle-ci a évolué au même rythme que l'intérêt des protagonistes et des nouvelles idées qui sont venues s'imposer pendant l'écriture. Mais c'est bel et bien l'écrivain le démiurge qui décidera au final, même s'il est en transe, même s'il est shooté, même s'il vit son roman dans un état second.
Le narrateur de
Résonances, Théodore Moisan, soutient pourtant le contraire. Sorte de double de
Patrick Senécal, auteur de thriller noirs et de romans d'horreur d'une cinquantaine d'années, son inspiration se manifeste par la visite de nouveaux personnages, qui s'imposeront à lui lors de promenades et amèneront avec eux les idées d'un nouveau livre. C'est tout juste s'ils ne s'assoient pas devant son ordinateur pour faire le travail de rédaction eux-mêmes.
Ainsi témoigne Gerda Benjamin, consoeur de Théodore, au lancement de son nouveau roman en parlant du petit monde qu'elle a créé :
"Ils m'ont amené dans des directions qui m'ont surprise, que je n'approuvais pas toujours, mais j'ai décidé de leur faire confiance et ils ont eu raison."
Résonances commence avec un examen médical, une IRM passée par l'auteur de thrillers. Là encore, la vie de
Senécal et de son personnage principal sont étroitement liées puisque c'est à l'hôpital, dans les mêmes circonstances, que l'auteur d'
Hell.com a eu l'idée de son nouveau roman.
Ou la visite de Théodore, allez savoir !
Pour en avoir déjà passé deux, je confirme que ça n'est pas fort agréable, et que mieux vaut ne pas être claustrophobe quand on est entièrement avalé par la machine. Mais théoriquement, quand on en ressort, le monde autour de nous n'a pas changé. Après la crise d'angoisse durant son imagerie par résonance magnétique, Théodore va cependant se rendre compte d'un certain nombre d'anomalies.
Quant à moi, il y a bien eu cette fois où j'ai passé un scanner de l'épaule droite parce que la radio était insuffisante pour déceler une éventuelle fracture. Pour la petite histoire, j'avais dévalé les escaliers en chaussettes, et quand j'ai perdu l'équilibre mon poignet s'est fermement accroché à la rampe, et brièvement tout le poids de mon corps a tenu au niveau de la clavicule. Pas de chute donc mais un léger craquement et une douleur vive ainsi qu'un bras qui ne répondait plus à toutes mes sollicitations. Donc après quelques courageuses semaines où je n'ai presque pas pleuré, le médecin m'a confirmé la présence d'une fracture.
- Qu'est-ce qu'on fait alors ? demandais-je à ce professionnel aguerri.
- Ben rien, on attend que ça se passe, ça va se ressouder tout seul.
Ok, merci docteur...
Il y a des consultations qui valent vraiment la peine.
Le premier évènement inhabituel auquel Théodore Moisan assistera, ce sera cette infirmière qui fumera devant lui, sans se préoccuper un instant de l'interdiction ou de savoir si ça le dérange.
On a tous déjà lu ou vu des histoires mettant à mal l'identité du héros, que plus personne ne reconnaît, qui doit reconstituer ses souvenirs, qui ne sait pas s'il est victime d'un complot, s'il est devenu fou ou s'il a basculé dans un univers parallèle. Je pense aux films Mémoire effacée, Memories ou encore aux romans de
David Ambrose (
Coïncidence,
Suspicion,
Superstition ). C'est un peu sur ce terrain de jeux qu'est allé
Patrick Senécal tout en nous proposant quelque chose de totalement inédit.
Parce qu'effectivement, notre narrateur souffre d'amnésie. Par exemple il n'est plus très sûr de la raison de son examen médical. Quand il mange au restaurant il lui semble ne jamais avoir ce qu'il a commandé. Il confond la marque de son véhicule avec une autre. Sa vie comporte des brèches. S'il sait très bien qu'il est marié à Julia et père de Camille, il ne se remémore avec précision ni le mariage ni la naissance de sa fille. Et il y a ces fameux moments où le temps avance anormalement vite. Que se passe-t-il durant ces ellipses ?
"C'est comme si... comme si on voulait faire disparaître toute trace de mon passé."
Mais son principal problème n'est pas celui-là. C'est que le monde autour de lui est devenu complètement dingue.
Imaginez un monde où tout le monde dirait toujours la vérité, sans fard ni faux-semblant ?
Comme ce serveur qui parle ainsi de la fille de Théodore : "En fait, j'avais envie de lui dire que j'aimerais ça la fourrer, mais je me suis retenu."
Comme ce chauffeur de taxi au sujet d'une étudiante : "Si je l'avais frappé avec ma voiture, ça aurait fait une connasse de moins."
Ou ce confrère auteur qui lui dit avec une amabilité désarmante : "C'est pas parce que j'aime pas tes livres que je peux pas t'aider, hein ?"
Réflexions racistes, misogynes, conflits générationnels, mais aussi indifférence totale de sa femme à ses problèmes. Ils forment pourtant un couple soudé. Non ?
"J'ai l'impression de me retrouver au coeur d'une pièce de
Ionesco."
La question de l'hallucination ou même de la folie se posera de plus en plus tant il n'y a plus rien de cohérent, tant dans l'attitude de son entourage proche que de personnes inconnues. La libido de sa femme est exacerbée à l'extrême et ça n'est pas pour son plus grand bonheur. Des gens s'installent sur la route pour chanter ou jouer de la guitare. Une femme qu'il n'a jamais vu le reconnaît régulièrement tout en le confondant toujours avec une autre personne. Des enfants le regardent en répétant les mêmes gestes menaçants : l'un simule une gorge tranchée et l'autre fait mine de se crever les yeux. Un homme se masturbe en se repaissant d'un crime en direct depuis sa fenêtre. Un seul taxi semble parcourir les rues de Montréal.
Il y a aussi cette photo encadrée d'un édifice sur laquelle il n'arrête pas de tomber sans qu'elle soit jamais strictement identique à la précédente. Je vous invite à regarder la couverture de l'éditeur Alire attentivement : On y aperçoit une silhouette humaine dans le bâtiment du haut alors qu'elle n'y figure plus à la fenêtre éclairée du bas.
Il rencontrera régulièrement un policier dénommé Panel, la seule personne semblant comprendre ce qui se passe réellement autour d'eux, mais qui ne parlera que par énigmes pour essayer de l'aider.
"Les mots confusions, terreur, paranoïa, incrédulité et désespoir peuvent être évoqués."
Il est confronté à l'indifférence de ses semblables, devenus comme imperméables à la souffrance, à la peine, à la mort.
Et dans cet univers parallèle où l'absurdité fait loi, l'effet de répétition, de résonance, est aussi une lente montée vers l'horreur et le summum de l'incompréhension et de la démence. Si
Senécal a écrit un roman très différent de tout ce qu'il avait pu faire jusqu'à présent, se renouvelant plus encore avec ce roman qui laisse une belle part à la réflexion, il n'en n'a pas moins rédigé un thriller d'horreur de sa plume unique.
En plus de tout le reste Théodore est témoin de scènes d'agressions, de suicides, de résurrections pour parfaire un nouveau suicide plus réussi que le précédent. Et plus ces scènes se produisent ( ou se reproduisent ), plus la tension monte pour le narrateur dont l'incompréhension devient totale.
"Toutes les questions rationnelles me paraissent désormais superflues, presque déplacées."
Et avec la tension, la cruelle impossibilité d'agir et d'empêcher le sang de couler de plus en plus abondamment, puisque Théodore n'a aucune prise sur les évènements de plus en plus graves qui se produisent.
"Tout dégénère, partout."
Tous ces évènements sans queue ni tête trouveront bien une explication, d'une implacable logique.
On commence à la deviner en cours de lecture même s'il faudra être patient avant que tout n'apparaisse clairement. Rien n'est innocent, rien n'est laissé au hasard, pas même ces chapitres d'introduction présentant les principaux personnages ou les ellipses relatant les nuits sans rêves ou les moments d'inconscience de Théodore.
Si ce roman est probablement le plus original de la carrière de
Patrick Senécal, il comporte cependant un défaut. Quand on comprend de quoi il retourne on prend aussi du recul avec les personnages. Leur indifférence généralisée ne permet pas d'établir un lien empathique avec eux, c'est plutôt tout le contraire.
Quant à Théodore, bien sûr il est amusant de se mettre à sa place et d'imaginer nos réactions si nous vivions dans un monde devenu aussi délirant, privés de tout repère et de toute rationalité. Mais c'est justement là que le bât blesse : Les situations les plus atroces nous font sourire ( certes d'un humour très noir ) plus qu'elles ne nous enfoncent dans la terreur à laquelle l'auteur nous a habituée avec sa graduation nous emmenant en plein cauchemar et malaise.
Très bel exercice de style,
Résonances rend hommage au cinéma de
David Lynch ou à des romanciers comme
Franz Kafka ou
Italo Calvino.
Le roman déstabilisera probablement certains amateurs de l'auteur canadien, ça a été mon cas, et pourtant il s'agit incontestablement de son oeuvre la plus folle, toute en démesure.
C'est aussi un de ces romans qui mérite une seconde lecture, tant de nombreux détails ne pouvaient pas trouver leur place et perturber, déranger, tant que la fin de l'histoire comportait encore des zones d'ombre. En revanche, quand tout est enfin révélé au lecteur, celui-ci peut enfin visualiser et comprendre toute ses perspectives. Chacun de ces évènements qui n'avait aucun sens à priori peut désormais trouver sa place dans ce puzzle, aussi improbable soit-il.