_...Tu vas vraiment garder le bébé ?
_Qu'est-ce que tu veux- dire ?
_C'est clair, non ? Je me demandais si tu avais envie de mettre au monde l'enfant de mon père.
— Sale pute ! Tu snobes mes appels et en plus tu te casses ? T’es conne ou quoi ? hurla Eun-su en agitant son téléphone dans les airs.
Pourquoi… Pourquoi ? se lamenta Yu-ri en serrant nerveusement le poing. Si seulement j’étais sortie dix minutes plus tôt… Ou si seulement 1
Je ne reviendrai jamais, se dit Yu-ri en accélérant le pas et en tirant sur les sangles de son sac à dos pour l’ajuster à sa taille.
Elle était perdue dans ses pensées.
Dans quelques heures, maman va rentrer du restaurant et tomber sur le mot que j’ai laissé sur la table à manger. Je me demande quelle tête elle va faire. Elle va se mettre en colère ? Elle va s’inquiéter et partir à ma recherche ?
Peut-être qu’elle ira seulement se coucher comme si de rien n’était, en marmonnant un truc comme : « Pauvre tarée. » C’est même sûr à quatre-vingt-dix pour cent ! C’était une des raisons pour lesquelles Yu-ri avait décidé de quitter la maison.
« Sans toi, je ne serais pas ici. Tu es comme un boulet accroché à mes pieds, tu le sais ça ? » aimait lui rabâcher sa mère. À seulement trente-cinq ans, un âge où beaucoup de femmes ne sont même pas encore mariées, avoir une fille de seize ans ne devait pas être facile.
Qui a demandé à naître ? C’est toi qui as choisi, maman ! murmura Yu-ri comme si sa mère était en face d’elle. Maintenant je m’en vais. Vu que tu n’auras plus ton boulet aux pieds, tu pourras partir où tu voudras !
Yu-ri sentit brusquement les larmes lui monter aux yeux. C’était elle qui avait décidé de fuguer, pourtant elle avait l’impression que c’était sa mère qui l’abandonnait. Elle secoua la tête, comme pour chasser ces pensées.
Je n’ai pas besoin d’une soi-disant maman qui se fiche de ce qui arrive à sa fille !
Elle ne savait pas encore où elle allait. N’importe où ! Elle prendrait le premier bus qui arriverait. Peu importait la destination, elle s’installerait là-bas. Séoul ou Busan, cela n’avait aucune importance. Du moment que c’était loin. Ce serait dur, mais cela valait mieux que de rester. Elle ne se sentait plus la force de vivre ici.
Yu-ri descendit la rue en pente, plongée dans l’obscurité. Arrivée à l’arrêt de bus, elle posa son sac sur un des sièges. Elle attrapa son téléphone pour vérifier l’heure. 19 h 43.
Avait-elle manqué le bus de quarante ?
Il passait toutes les vingt minutes mais, tôt le matin ou tard le soir, étant donné qu’il n’y avait jamais personne, les chauffeurs circulaient un peu à leur guise. En descendant la côte, Yu-ri avait attentivement observé l’arrêt, mais elle n’avait vu aucun bus y stopper. Il ne devait donc pas être passé. Ou peut-être était-il reparti il y avait déjà un moment ? À cette heure, personne ne prenait jamais le bus ici. Dans ce cas, elle devrait attendre celui de huit heures.
Jusqu’à la gare routière de Gangneung cela prendrait trente minutes. À quelle heure partait le dernier bus de là-bas ? Tandis qu’elle cherchait les horaires sur son téléphone, une sonnerie retentit et un message s’afficha à l’écran : « Tu veux crever ? Appelle ! »
Elle sentit son cœur palpiter, ses doigts s’engourdir. Par réflexe, elle se mit à se ronger les ongles. Cela faisait quelques heures qu’elle ignorait les appels et les messages qui se succédaient sur son téléphone.
Ne réponds pas, surtout ne réponds pas ! se dit-elle en le glissant dans une des poches latérales de son sac. Elle essaya de se calmer.
Maintenant, vous ne pourrez plus m’embêter. Je vais partir là où vous ne pourrez plus jamais me toucher.
Bon sang, pourquoi est-ce que le bus n’arrive pas ? trépigna-t-elle. La route était déserte.
Foutu quartier. Quand le soleil se couchait, l’obscurité dévorait tout, transformant l’endroit en ville fantôme. Non, à vrai dire, même une ville fantôme devait être plus vivante. Au moins, c’était une ville…
Ce hameau rassemblait une vingtaine de maisons construites près de la route côtière reliant le port de Jumunjin à la ville de Gangneung. Dans les environs, pour toute commodité, il n’y avait qu’une supérette miteuse à cinq cents mètres de l’arrêt de bus. Seuls les lumières du port, au loin, et les projecteurs des bateaux de pêche au calamar donnaient le sentiment que les alentours étaient habités.
Le quartier était aussi calme qu’une tombe.
Les gens du coin étant presque tous âgés, la plupart des habitations étaient déjà éteintes. En se retournant, Yu-ri remarqua que sa maison était allumée. Elle se rappela soudain être partie en oubliant d’éteindre la lumière de l’entrée. Devait-elle rebrousser chemin ? Le bus pouvait arriver d’un instant à l’autre.
Bah, quand maman rentrera, au moins, elle aura la lumière ; ce sera mon dernier cadeau, pensa Yu-ri en se forçant à ne pas se retourner. Je ne regarderai plus en arrière. Adieu.
Elle n’avait jamais quitté les environs.
Durant l’été, l’endroit grouillait de vacanciers mais, de l’automne jusqu’au printemps, un vent lugubre chargé de sable ainsi qu’une odeur de poisson pourri et d’ordures régnaient en maîtres. Même l’été, les vacanciers ne faisaient que traverser la zone ; rien ne les retenait ici.
Certains retraités, dans l’espoir de gagner un peu d’argent, dressaient des stands le long de la route pour vendre du maïs aux estivants. Mais pour les citadins, avides de cafés et restaurants bien notés sur internet, ce genre de trou perdu ne présentait aucun intérêt. Ainsi, passé la saison estivale, une fois qu’un vent froid se levait, il ne restait que les ordures que les visiteurs avaient laissées derrière eux. Il n’y avait plus âme qui vive ; seule une puanteur atroce dominait les lieux.
Prenant peu à peu conscience de son existence et de sa situation, Yu-ri avait commencé à voir sa mère et les gens du quartier tels qu’ils étaient vraiment. Elle haïssait cet endroit. Ce n’étaient pas seulement les bâtiments délabrés, rongés par le vent marin. Les gens aussi la dégoûtaient ; impuissants, ils semblaient érodés par les vagues du temps.
Chaque fois qu’elle voyait les visages de ces vieillards burinés par le vent, leurs mains squelettiques maigres comme des râteaux, Yu-ri se rappelait les mues d’insectes qu’elle découvrait parfois en se promenant dans la forêt, sur la petite colline derrière l’école. Des corps prêts à se briser, des âmes prisonnières qui n’attendaient plus que la mort. Elle ne voulait pas vivre et mourir ainsi, seulement car elle était née ici. Raison de plus pour s’enfuir.
Nerveuse, elle tourna la tête vers le port de Jumunjin. Toujours pas de signe du bus. Elle vérifia l’heure de nouveau.
19 h 47. Son téléphone sonna. Elle aurait voulu ignorer purement et simplement cet appel. Elle ne put cependant pas s’empêcher de regarder son écran.
Un nom qu’elle connaissait bien s’y affichait. Elle eut la brusque envie de balancer son téléphone par terre. Elle en était incapable. Elle aurait voulu l’éteindre mais, ça non plus, elle ne le pouvait pas. Faute de mieux, Yu-ri le mit en mode silencieux et patienta jusqu’à ce que l’appel prenne fin. En fait, se dit-elle, il suffit juste que je te bloque ! Pourquoi je n’y ai pas pensé avant ? Elle se promit de ne plus craindre ces appels.
Elle doit être folle de rage, se dit Yu-ri. Elle avait l’impression de voir son visage furieux, de l’entendre fulminer : « Elle se prend pour qui, à snober mon appel ? »
Son flanc la lançait. Elle devait sûrement avoir une côte fêlée, car chaque fois qu’elle respirait, elle éprouvait une vive douleur. Cela lui ravivait de funestes souvenirs. Des gestes trop amples, une inspiration trop profonde déclenchaient des douleurs atroces. Avait-elle une côte cassée qui s’enfonçait dans sa chair ? Ce n’était pas tout. Ses fesses, ses cuisses étaient couvertes de bleus.
Yu-ri rassembla son courage. Dans une heure maximum, se dit-elle, j’aurai quitté cette ville. Vous ne pourrez plus jamais me frapper. Je ne vous servirai plus de jouet !
Elle aperçut sur la route un halo qui s’approchait. Sûrement le bus. La lueur s’arrêta aux abords de la supérette. D’après la silhouette qui se dessinait dans l’obscurité, c’était bien le bus pour le centre-ville. Son prochain arrêt serait celui où elle se tenait.
Elle n’avait plus qu’à monter… Elle sentit son cœur s’emballer. Elle était plus impatiente que jamais. Elle aurait voulu que le bus accélère. Elle jeta son sac sur ses épaules et se posta au bord de la route.
— Qu’est-ce que tu fous ici, toi ? l’interpella une voix.
Tournant la tête, Yu-ri aperçut de l’autre côté de la route une voiture haut de gamme. Les yeux rivés sur le bus, elle n’avait pas vu qu’un véhicule arrivait dans l’autre sens. Par la fenêtre ouverte apparut un des visages qu’elle avait le moins envie de voir au monde. Elle cligna nerveusement des yeux pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas.
Pas de doute. Celui qui tenait le volant était Park Ji-hun, capitaine de l’équipe de judo et délégué de la classe de troisième 2. Apparemment, il avait encore emprunté en douce la voiture de son père. Avec son mètre quatre-vingt-dix et sa musculature de sportif, il ne ressemblait pas à un mineur. Voilà pourquoi il ne craignait pas de conduire sans permis et de partir se balader avec ses amis à Sokcho ou Seoraksan.
Un frisson parcourut l’échine de Yu-ri. Pourquoi fallait-il qu’elle tombe sur lui maintenant ?
Si Ji-hun était là, Eun-su devait être de la partie. En effet, lorsque la lumière de l’habitacle s’alluma, Yu-ri distingua cette dernière sur le siège passager.
Des vêtements choisis avec soin. Elle portait sa tenue préférée du moment : une veste rose fluo avec des étoiles pailletées sur les épaules. Elle avait suivi un tutoriel de maquillage et de coiffure sur YouTube afin de paraître plus âgée, mais cela s’accordait mal avec son visage encore juvénile. Les mots qui sortaient de sa bouche n’étaient pas ceux d’une gamine de seize ans.
— Sale pute ! Tu snobes mes appels et en plus tu te casses ? T’es conne ou quoi ? hurla Eun-su en agitant son téléphone dans les airs.
Pourquoi… Pourq
— Fallait pas la frapper à la poitrine. C’est un point vital, je te l’ai déjà dit, murmura Mi-na qui se tenait à ses côtés.
— Tu fais quoi là ? répliqua férocement Eun-su. Tu veux tout me mettre sur le dos ? Y a que moi qui l’ai frappée, peut-être ? T’étais avec moi !
Mi-na dévisagea son amie d’un air perplexe avant de répondre :
— En vrai, je l’ai presque pas tapée. Si seulement tu ne lui avais pas filé un coup dans la poitrine à la fin…
— Alors quoi, c’est ma faute maintenant ? T’es en train de me dire que j’ai tué cette connasse ?
— T’avais son portefeuille, c’était pas suffisant ?
Ji-hun, qui écoutait leur pathétique dispute, se mit à hurler :
— Ça suffit ! Vous n’avez pas vu la bagnole passer ? Vous voulez rester plantées ici ?
Elle aperçut sur la route un halo qui s’approchait. Sûrement le bus. La lueur s’arrêta aux abords de la supérette. D’après la silhouette qui se dessinait dans l’obscurité, c’était bien le bus pour le centre-ville. Son prochain arrêt serait celui où elle se tenait.
Elle n’avait plus qu’à monter… Elle sentit son cœur s’emballer. Elle était plus impatiente que jamais. Elle aurait voulu que le bus accélère. Elle jeta son sac sur ses épaules et se posta au bord de la route.
— Qu’est-ce que tu fous ici, toi ? l’interpella une voix.
Tournant la tête, Yu-ri aperçut de l’autre côté de la route une voiture haut de gamme. Les yeux rivés sur le bus, elle n’avait pas vu qu’un véhicule arrivait dans l’autre sens. Par la fenêtre ouverte apparut un des visages qu’elle avait le moins envie de voir au monde. Elle cligna nerveusement des yeux pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas.
Prenant peu à peu conscience de son existence et de sa situation, Yu-ri avait commencé à voir sa mère et les gens du quartier tels qu’ils étaient vraiment. Elle haïssait cet endroit. Ce n’étaient pas seulement les bâtiments délabrés, rongés par le vent marin. Les gens aussi la dégoûtaient ; impuissants, ils semblaient érodés par les vagues du temps.
Chaque fois qu’elle voyait les visages de ces vieillards burinés par le vent, leurs mains squelettiques maigres comme des râteaux, Yu-ri se rappelait les mues d’insectes qu’elle découvrait parfois en se promenant dans la forêt, sur la petite colline derrière l’école. Des corps prêts à se briser, des âmes prisonnières qui n’attendaient plus que la mort. Elle ne voulait pas vivre et mourir ainsi, seulement car elle était née ici. Raison de plus pour s’enfuir.