La Patagonie, la Terre de Feu, les confins du Bout du Monde sont en danger. Une vision irrationnelle du progrès et le développement intensif, auxquels s'ajoute un tourisme irrespectueux, font de ces territoires extrêmes des lieux condamnés.
Tandis que nous volons au-dessus de la bahía Inutíl, Victor me dit :
- Dans un avenir proche, en arrivant aux abords du Perito Moreno, les touristes pourront lire : ici il y avait un glacier.
Salvador Allende a dit un jour, avec raison, que nous étions un pays notarial. On faisait confiance et on croyait à l’égalité parce qu’on la pratiquait. Tous les jours, dans un bar quelconque, quand deux poivrots se disputaient, l’un disait soudain à l’autre : « Tu es un imbécile ». Et la réponse invariablement était : « Tu vas me répéter ça devant un notaire ».
Je suis heureux de reconnaître que le Chili décrit dans ce reportage a beaucoup changé en bien et en mal : les noms des victimes ont été revendiqués, de nombreux criminels sont en prison, le tyran est mort comme un misérable voleur et ceux à qui le pouvoir a fourni une occasion de s'enrichir y sont parvenus et sont de plus en plus riches.
Je n'ai jamais eu peur de la vieillesse car la vie m'a donné l'opportunité de rencontrer des vieux formidables.
Les exilés sont comme les loups , partout où nous allons , nous rejoignons des meutes qui ne sont pas les nôtres , nous participons , nous chassons ensemble et pourtant la lune nous invite à nous mettre à l'écart pour hurler de solitude .
C'est beau de voler sur la ligne d'eau qui délimite les confins du continent américain et de la Terre de Feu. Une sensation contradictoire de paix et de violence étreint le voyageur, un désir d'éternité s'empare de son esprit. L'envie de s'exclamer "J'espère que tout cela ne changera jamais" s'étrangle dans la gorge, parce que cette beauté a toujours été en danger, et aujourd'hui plus que jamais.
Le droit de se déplacer ou pas est inhérent à l’être humain. La permission de se déplacer ou pas est une atteinte, cruelle et planifiée, à la liberté individuelle.
La voix de Katia Olevskaïa était la voix d'un ange laïc qui, sur les ondes de radio Moscou, nous dispensait les doses d'espoir pendant les années les plus dures et les plus obscures de l'histoire du Chili. (…)
Au temps de la peur, quand les chiens occupaient les rues du Chili, quelqu'un allumait la radio, cherchait la fréquence sur les ondes courtes, baissait le son et les camarades se réunissaient autour du récepteur pour résister car la résistance à la dictature s'est forgée pendant de froids après-midis, des nuits trop longues, en exerçant le droit élémentaire de la clandestinité qui consistait à s'informer, à connaître le nom et le nombre de morts ou de disparus. Mais cette forme de résistance, de clandestinité à voix basse, nous apportait également la certitude de ne pas être seuls au milieu de l'horreur, et la voix de Katia annonçant « Écoute, Chili » était le seul espoir qui nous parvenait. (…).
Je l'ai rencontrée à Moscou peu avant son départ en Israël, son exil final. En faisant quelques pas dans un Moscou hivernal nous avons vu des vieillards transis de froid vendre leurs décorations de héros de l'Union soviétique. Je n'oublierai jamais la vieille dame qui proposait une série de photos de la Seconde Guerre mondiale, celles des Roses de Stalingrad, une escadrille de femmes pilotes dont les avions représentaient le pire des cauchemars pour les nazis. Les clichés montraient ces belles jeunes filles soviétiques et la veille dame qui les vendait était l'une d'entre elles. Katia m'a jeté un regard bleu de tristesse, j'ai pressé sa main et nous avons pris le large dans cette mer de vaincus. (…).
Katia Olevskaïa est morte dans un pays lointain, sous d'autres cieux, car c'est ainsi que s'éteignent les anges soviétiques et laïcs.
Écoute, Chili, allume un vieux poste de radio, cherche sur les ondes courtes, réunis les tiens pour un acte nécessaire de résistance et de souvenir. Le silence de l'éther te dira que la douce voix de Katia s'en est allée pour toujours.
L'aube a un goût de roman noir.
La fiction est toujours un prolongement de la réalité