Les écrits de Sepulveda, et ses nouvelles en particulier, se conjuguent avec amitié, voyage, humanité. Ces nouvelles-ci partagent ces caractéristiques. On y retrouve le « Vieux », celui qui lisait des romans d'amour, mais aussi des compañeraos chiliens avec qui Sepulveda a fait la révolution des mots, et celle des rues du Chili, « la révolution Allende ». de Hambourg à Santiago, d'Ipanema à Chiloé, Sepulveda nous livre des histoires « d'Hommes » dont il redessine la légende en quelques coups de plume magique. Il trace des traits d'hommes, souvent au crépuscule de leur vie, avant que les souvenirs ne s'effacent. Ce n'est pas un hasard si ces nouvelles sont sous-titrées « autres nouvelles pour vaincre l'oubli ». Ces nouvelles sont souvent dédicacées à des compagnons de route, réels ou imaginaires, nous n'en saurons rien. Des compagnons de bars et d'aventure sans doute, pour mieux marquer l'importance de « l'Homme », des moments partagés, des petits bouts de rien qui font la vie moins morose quand on est déraciné. Souvent, ces hommes le sont. Peu de personnages vivent là où ils sont nés. le bateau ivre cherche un port pour se sentir quelque part. Entre exilés, on se reconnaît. Il y a sans doute beaucoup de solitude en filigrane de toutes ces rencontres, beaucoup de silences, éclairés par une nostalgie de rires et de larmes. de l'amour ? Oui, il y en a aussi. Mais comme souvent chez Don Luis, les femmes sont dans des « second rôles », ne sont pas sous le feu du projecteur, mais sont là comme des inaccessibles étoiles, celles qui guident le marin dans l'océan de l'incertitude.
Des nouvelles parfois comme des poèmes en prose (l'arbre), à déguster comme de petites gorgées de maté, pour un voyage dans l'espace, dans le temps et dans le coeur des hommes.
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L'auteur est un as de la nouvelle. Elles sont ici inégales, mais deux d'entre elles sont superbes et justifient à elles seules la lecture du livre : celle où un vieux Patagon réussi à cacher un trésor grâce à un chien dressé, et celle qui nous narre cet amour impossible dans les brumes de l'Allemagne du nord.
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Sur l'île de Lenox, il y a un arbre. Un. Indivisible, vertical, irréductible dans sa terrible solitude de phare inutile et vert dressé dans la brume des deux océans.
C'est un mélèze maintenant centenaire, le dernier survivant d'une petite forêt détruite par les vents australs, les tempêtes à coté desquelles l'idée de l'enfer chrétien est une plaisanterai, la lame implacable du gel qui fauche le Sud du monde.
Comment est-il arrivé dans ce domaine réservé au vent ? D'après les insulaires de Darwin ou de Pincton, il aurait voyagé dans le ventre d'une outarde, comme une semence migrante prête à germer. Voilà comment il est arrivé, comment ils sont arrivés, se sont frayés un chemin dans les failles des rochers, ont pris racine et grandi dans la plus rebelle des verticalités.
Il y avait une vingtaine de mélèzes ou davantage, disent les vieux insulaires, ils n'ont pas atteint la moitié de l'âge de l'arbre survivant ou n'ont pas résisté plus de quelques années dans ce monde où le froid et le vent murmurent : va-t'en, sauve-toi de la folie.
Ils ont succombé l'un après l'autre avec la logique des malédictions marines. Quand le vent polaire a eu raison du premier et que son tronc s'est fendu avec un bruit terrible - comme on n'en entendra plus avant le jour où se brisera l'échine du monde, disent les Mapuches - , le dernier arbre de l'île a commencé à purger sa peine. mais dans les branches du compagnon vaincu, il y avait de tous les vents auxquels il avait résisté, de tous les gels endurés, et les autres ont puisé leur nourriture dans sa mémoire végétale.
C'est ainsi qu'ils ont pris des forces et continué à défier le ciel bas de Patagonie en essayant de le toucher des branches, c'est ainsi qu'ils sont tombés l'un après l'autre, inexorablement. Sans plier, refusant des agonies déshonorantes, ils se sont abattus de la cime aux racines contre les rochers, en disant aux vents assassins : je suis tombé, certes, mais comme meurt en géant.
Il n'en reste plus qu'un dans l'île. L'arbre. Le mélèze. On le distingue à peine quand on navigue dans le détroit. Entouré de ses morts, imprégné de mémoire, temporairement à l'abri des bûcherons car sa solitude ne compense pas l'effort de prendre un bateau et d'escalader des rochers escarpés pour aller l'abattre.
Et il grandit. Et il attend.
Dans la steppe polaire, d'autres vents aiguisent leur faux de glace, elle arrivera jusqu'à l'îel, mordra inexorablement son tronc et, quand sonnera son heure, avec lui mourront définitivement les morts de sa mémoire;
Mais en attendant sa fin inélutable, il reste sur l'île, vertical, altier, fier, comme l'indispensable étendard de la dignité du Sud.
Nous dînions au Off the record, le dernier restaurant bohème de Santiago. On y mange bien, les vins sont excellents, le service impeccable et les prix décents. Comme toujours, nous avions refusé les desserts et demandé en échange une autre bouteille de vin. Après tout, le raisin est un fruit, a murmuré l'un d'entre nous, et nous sommes tous tombés d'accord avec lui. Alors, comme à chacune des réunions de cette poignée d'amis vivant au Chili ou éparpillés à travers le monde, l'un de nous a demandé si quelqu'un était mort depuis notre dernière rencontre.
Nous avons tous regardé le fond de nos verres pour y trouver les mots capables d'exprimer une des vérités les plus tristes, celle qui nous montre le pire côté de la cinquantaine, l'âge où nos amis commencent à mourir.
L’Hôtel Z a peut-être définitivement intégré l’album des souvenirs de tous ceux qui, comme moi, sont passés par là, ont écrit leurs noms dans le registre, occupé des chambres avec le tournoiement paresseux des ventilateurs pour seule compagnie, bu du rhum et de la cachaça, mis de l’ordre dans leurs passions et leurs idées, bercés par la pluie, et décidé de ce qu’ils allaient faire de cette foutue habitude de vivre.
(p. 40, “Hôtel Z”, dernier paragraphe).
p.23/Peu importait que deux gouvernements merdiques aient anéanti El Idilio, détruit la Cathédrale, expulsé vers nulle part ceux qui n'avaient jamais eu la moindre part. Eux, ils étaient revenus au nom de tous et resteraient là au nom de tous.
-Il y a beaucoup à faire, commenta le Vieux.
-Oui. Tout reste à faire, c'est un foutoir continental, renchérit le dentiste.
Alors, les trois hommes se regardèrent, crachèrent dans leurs mains, ramassèrent les premières planches, cherchèrent des clous, des cordes et tout ce qui pouvait lui rendre sa dignité verticale perdue, et commencèrent à reconstruire la Cathédrale.
Ont peut vivre en bien des lieux. L'un s'appelle pays, un autre s'appelle exil. Un autre s'appelle là où diable je me trouve.
Histoire d'une mouette et du chat qui lui apprit à voler