Rien n’était pire que la rencontre de l’homme; et des femmes, tenant par la main leurs enfants, des vieillards, des hommes lâches, tous courbés sous le grand vent de la terreur, plus mortel encore que les vents du Pôle, entraient eux aussi dans ce désert de glace, conduits par des traîtres et des espions, guidés par la haine et la peur, cachant parfois leurs diamants, comme les forçats dans les bagnes leur argent, jusque dans les replis secrets ou infâmes de la chair.
Des hommes d’affaires tristes, en pardessus démodés, que l’on voyait rôder autour des consulats, munis de titres de propriétés aussi périmés que les parchemins seigneuriaux du xvie siècle, revendaient tous les quinze jours cette maison dans les restaurants d’Helsingfors; on la payait encore un assez bon prix, mais en roubles du tsar qui n’avaient plus cours nulle part ailleurs que parmi les contrebandiers et les traîtres.
Depuis soixante ans, les existences méticuleuses y poursuivaient leur indiscernable chemin. On y fêtait les saints. On y mangeait bien. On y dormait
chaudement sous des édredons de plume. L’argent y affluait doucement
des campagnes, des manufactures, des bureaux ignorés, par de minces
ruisseaux souterrains comme les égouts.
Ce qu’on appelle la spéculation, c’est la lutte héroïque des hommes énergiques et compétents contre la famine. Ce qu’on appelle le pillage des biens de la nation, dans ce vaste pillage anarchique de l’expropriation, c’est en définitive le sauvetage des trésors de la civilisation. Ce qui est volé est sauvé.
Le conseiller secret ne pardonnait pas au véritable conseiller d’Etat d’avoir pris du service chez « ces bandits » dans un bureau à coup sûr dirigé par une brute illettrée.
Marc Quaghebeur évoque l'auteur révolutionnaire Victor Serge.