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EAN : 9782268097848
312 pages
Editions du Rocher (5 septembre 1996) (01/02/2018)
3.79/5   7 notes
Résumé :
Dans la Russie du tsarisme finissant, au coeur d'une Sibérie dangereuse et grandiose, une diaspora de Frioulans, composée de tailleurs de pierres, de menuisiers, de terrassiers et de forgerons, participe à la construction de la ligne transsibérienne. Ponctuée d'épisodes tragiques, leur lutte est épuisante, aggravée par des conditions de vie extrême.Avec les Tartares et les Mongols, ils forment une communauté villageoise chaleureuse et contrastée, même si le sentimen... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
LA MARCHE LENTE DES FORÊTS

Ouvrage reçu dans le cadre de l'opération Masse Critique de Janvier 2018.

C'est peu de dire que le lecteur français connait mal l'écrivain italien Carlos Sgorlon. Tout juste ce nom évoquera-t-il quelque chose au fin connaisseur des lettres italiennes en ce qu'il remporta, en 1985, le prix Strega - plus ou moins l'équivalent transalpin de notre Prix Goncourt - pour L'Armée des fleuves perdus, traduit en France aux éditions Flammarion en 1992. Il faut dire que chez nous, ce ne sont guère que quatre de ses très nombreux romans, en comptant celui-ci, qui ont été traduit. Cela fait bien peu ! Pourtant, à lui seul l'homme mérite que l'on s'arrête quelque instants. Né dans un village du Frioul, cette région d'Italie méconnue chez nous - la partie essentiellement montagneuse qui surplombe la Vénétie, ayant pour immédiates voisines l'Autriche et la Slovénie, Carlos Sgorlon ne quitta pour ainsi dire pas sa région de naissance et c'est là, dans cet univers rural et montagneux, fait de femmes et d'hommes simples et rugueux, parfois poussés par la misère (comme c'est le cas dans le Coquillage d'Anataï) à aller chercher du travail loin vers le nord, vers l'Allemagne, dans les mines, mais aussi encore bien plus loin comme nous le découvrirons, c'est au contact de ce peuple miséreux bien que riches de tout un monde de fables, de légendes, de contes, de mystères qu'il créa son univers aux fondamentaux forts, puisés au plus profond de cette terre aride et difficile, faite de taiseux et de fou philosophes, de durs à la tâche et d'artistes qui s'ignorent. Cet attachement viscéral à une région un peu oubliée fut sans doute renforcé par son apprentissage d'enfant autodidacte, Carlos Sgarlon passant, d'année en année, les niveaux élémentaires en apprenant chez lui, avec l'aide protectrice des sage-femmes du service dans lequel travaillait sa mère. Et si le Collège ainsi que le Lycée le contraignirent à quitter le village pour la "grande ville" d'Udine (capitale provinciale de la région), qu'il y fit l'essentiel de sa carrière de professeur d'Italien au Lycée, il demeura à jamais attaché à cette terre rustique, difficile, envoûtante. Sa carrière d'écrivain est émaillée de nombreux prix et d'une reconnaissance dans son pays qui n'a malheureusement guère franchit notre frontière...

Pourquoi faire ici ce rappel biographique ? D'abord, parce que les références françaises qui lui sont consacrées sont chiches sur le net. Ensuite, parce que derrière les personnages, l'histoire, les thèmes que Carlos Sgorlon présente dans ce roman, sans être un seul instant autobiographique, tout cela lui est intimement lié et participent de son grand oeuvre.

Remontons alors le cours du temps. Nous sommes précisément au tournant de deux siècles, le XIXème et le XXème. En Russie, c'est le Tsar Nicolas II qui est l'empereur depuis 1894. Il hérite d'un empire immense mais dont plus des trois quart de la superficie sont presque totalement inhabités, quasi déserts, loin de tout, difficile d'accès. Aussi son administration est-elle engagée dans un projet industriel pharaonique : la création du futur Transsibérien ! Et même si c'est durant les dernières années de règne de son père, Alexandre III, que ce chantier fut envisagé puis lancé, c'est bel et bien sous l'égide du "dernier des Romanov" que la plus éprouvante et épique entreprise en matière de chemin de fer pas comme les autres serait accomplie. Cependant un tel chantier ne se fait pas que dans l'esprit de quelques poignées d'ingénieurs : pour prendre vie, se bâtir, avancer, malgré les imprévus, les conditions climatiques, le mauvais fonctionnement des administrations, la corruption larvée, les innombrables obstacles imposés par la géographie, il faut des hommes, une quantité incroyable de bras et de mains, de force musculaire - nous sommes encore très loin des développements mécaniques que nous connaissons d'autant que la Russie de l'époque connaissait des retards politiques, sociaux, techniques flagrants au regard de ses consœurs occidentales, que l'empire tâchait, tant bien que mal, de rattraper.

Ainsi la Russie tsariste fera appel à toutes ses "forces vives" mais devant l'ampleur des besoins, elle sera un pôle d'attraction pour les travailleurs pauvres de Mongolie, de Chine et d'une partie de l'Europe. Parmi ces derniers, ce sont souvent les habitants des régions montagneuses régulièrement touchées par la disette, la pauvreté, l'absence de travail régulier qui sont les premiers à répondre. Et parmi ces paysans sans terre et sans emploi, nombre de frioulans, qui tailleur de pierre (pour les ouvrages de génie civil), qui bûcheron, qui simple manœuvre, tâcheron bon à tout faire. C'est ainsi que Valeriano, le narrateur unique de ce long et beau roman, est arrivé à Iekaterinbourg pour s'y reposer d'un séjour hospitalier dont on ne saura d'abord presque rien. Ce n'est sans doute pas un hasard puisque c'est dans cette ville que le Tsar et sa famille seront fusillés par les bolcheviques au début de la Révolution de 17 et que l'auteur ne retient d'ailleurs que le nom soviétique, Sverdlovsk. Par ailleurs, bien qu'évoqué ici et là mais seulement à demi mot, nous comprenons que le narrateur y connu une période de maladie mentale d'évidence essentielle malgré le peu qui nous en est dit. Une manière d'aborder par la bande ces heures de grand bouleversement durant lequel c'est tout un peuple qui fut pris d'une certaine folie émancipatrice ? Difficile à affirmer tant le texte de Sgarlon ne semble pas se situer sur le terrain du politique, où seulement de manière très lointaine et indirecte. Mais revenons-en à notre narrateur : après quelques semaines de convalescence, il va rencontrer et immédiatement tomber amoureux d'une jeune femme russe, Irina, qui aurait pu être une sorte de point final à son émigration, et un roman bien différent. Hélas pour lui - nous ne saurions en dire autant - cette rencontre digne d'un conte de fée va s'achever dans un drame aussi terrible qu'affreusement commun en cette époque : L'accouchement se déroule très mal et ce sont deux êtres, l'un aimé, l'autre porteur d'amour futur que l'italien perd subitement. Désormais, plus rien ne le retient dans cette ville qu'il ne connait pas et le démon qui lui a fait quitter ses montagnes le reprend : il lui faut poursuivre la route vers des contrées toujours plus lointaines vers cette Sibérie inconnue de presque tous, fascinante et effrayante à la fois, s'enfoncer jusque dans un village perdu, totalement oublié du monde, dans la région du lac Baïkal, à quelques encablures de la frontière russo-mongole, dont il finit presque par douter de la réalité tandis que le chemin se fait âpre et que nul de ses compagnons de voyage n'en a jamais entendu parler : Kirkovsk.

Il n'est cependant pas seul dans cette odyssée : avec lui sont partis Marco, un jeune homme tout juste sortit de l'adolescence, insouciant, immature, plein d'amour pour son prochain et de respect pour ses aînés, un type simple au cœur pur, qui n'a encore jamais connu de femme et qui a pris la route parce qu'il fallait bien travailler, qu'il est l'aîné, que c'est comme ça ; l'autre compagnon, c'est Bastiano, un homme fait, d'un âge sensiblement identique à Valeriano (nommons-le ainsi, même si Sgorlon ne nous fera découvrir le prénom de ce narrateur tenant journal que très tardivement et une seule fois), c'est un tailleur de pierre lui aussi et il a déjà connu l'exil économique dans les mines et les forêts allemandes en particulier. Mais il a quitté le frioul depuis déjà si longtemps qu'il ne parvient plus à seulement se souvenir du visage de sa femme et de son enfant qui l'attendent, suppose-t-il. Lui, semble ne plus attendre grand chose, sinon assurer sa pitance tout au long du chemin de fer en construction.

Très vite, Carlos Sgorlon va nous faire découvrir ce petit monde perdu de Kirkovsk où Marco et le narrateur, principalement, vont parvenir à s'intégrer, non seulement entourés d'autres ouvriers frioulans qu'ils rencontrent là-bas, mais aussi de ces étonnants autochtones d'ailleurs eux-mêmes presque tous des pièces rapportées, échouées ici un peu antérieurement. Il y a cette Katia, une lituanienne fière, courageuse et dominatrice qui a déjà enterré ses deux premiers maris, sont troisième compagnon étant un certain Silvestro, des mêmes montagnes que nos trois arrivants. Il y a le jeune Falaleï, un adolescent devenu aveugle et qui jouera un rôle aussi magnétique que central dans le roman, une sorte de passeur d'imaginaire(s) qui va apprendre à se découvrir. Il y a bien entendu ce noble vieillard de quatre-vingt dix ans, Anataï, un ancien bandit de grand chemin kirghize, qui a passé trente années au goulag, mais qui a encore bon pied bon oeil, véritable centre de gravité de cet ensemble hétéroclite de destins individuels. Il y a encore Aïdym, une jeune kirghize sauvée par le précédent, tandis que son clan connaissait une disette épouvantable, et qui, depuis, est une prostituée à la dimension rien moins que biblique (bien que de confession musulmane) dans ce petit village de chasseurs et de bûcherons. Elle est tout à la fois la mère, l'amie, l'amante, la sœur et la sainte. On croisera des ouvriers, des anciens, un drôle de commerçant itinérant, un ingénieur qui n'en peut mais de devoir revenir tous les six mois dans cet enfer boueux de la "belle saison" sibérienne, loin de Moscou. Mais ces personnages ne sont pas les seuls protagonistes de cette sorte d'histoire - presque - sans fin. Il y a la taïga, d'abord, cette forêt énigmatique, dangereuse, labyrinthique, ensorcelante mais que bien peu se targuent de réellement connaitre et, surtout, de pouvoir y survivre sans y mourir de faim, de froid ou plus simplement dévoré par les loups ou tué par "Micha", surnom donné à l'ours. Il y a aussi ce vaste dessein, cette étonnante ligne de vie au futur toujours incertain, quasiment jusqu'aux derniers chapitres, et qui symbolise tout à la fois le temps qui passe, l'existence, la puissance sociale du travail mais aussi son absurdité, le destin des hommes, etc. Il y a enfin ce climat, ces saisons où se distinguent à peine automne et printemps, cet hiver interminable durant lequel chacun cherche à trouver des occupations, où l'on se retrouve autour d'un poêle à discuter sans fin, à se raconter la vie, à écouter des contes, à imaginer ce que serait la vie, si... A broyer le pire des noirs, aussi.

Au bout du bout, il y a cet homme en chemin, dont les rencontres souvent plus que les actions vont l'enrichir au-delà de tout, lui permettre de découvrir qui il est, ce qu'il veut, pour lui, pour après. Après que le train tant souhaité soit enfin passé, parce qu'on était venu pour qu'il y parvienne...

Étrange et captivant roman que le Coquillage d'Anataï. Un texte long comme un hiver sibérien, lent comme un grand fleuve, et qui se développe peu à peu, puissamment, mais sans qu'on parvienne toujours bien à comprendre comment il nous a amené d'un point à un autre. Roman de femmes et d'hommes simples, rudes, dissemblables et dignes, dans un espace tout à la fois immense - cette étrange Sibérie, ce chantier - et restreint - le temps passé au plus chaud des isba, la taïga, cette étendue ininterrompue d'arbres qui enferme ses prisonniers pour ne les rendre jamais s'ils n'en connaissent les règles -, et profond comme ce lac Baïkal proche et lointain à la fois, au sujet duquel se racontent des dizaines d'histoires toutes plus légendaires les unes que les autres. Un roman difficile à conseiller à qui ne sait prendre le temps - non qu'il ne s'y passe rien mais celui-ci vaut moins pour les événements qui s'y déroulent que pour les conséquences dramatiques, psychologiques, humaines qu'ils engagent, tôt ou tard. Il y a aussi tout ce légendaire, que l'auteur nous dévoile presque insidieusement, et qui est d'une puissance d'évocation incroyable, poétique et onirique. Roman d'un apprentissage autant si ce n'est plus que roman prolétarien - bien qu'il comporte des pages très riches sur ces destins ouvriers que le narrateur compare à des esclaves et même à ces prisonniers envoyés au goulag -. Un texte susceptible d'être refermé très vite, si l'on ne sait prendre patience et que l'envoûtement presque indolent de sa mise en route (une fois dépassé les deux premiers chapitres consacrés au drame initial) et cette trompeuse absence de rythme ne prend malheureusement pas ou, au contraire, de vous embarquer loin, très loin, bien après que sa dernière page en fut refermée.

Sans nul doute me faut-il absolument remercier Babelio et Les Editions du Rocher pour cette incroyable découverte d'un écrivain, hélas aujourd'hui disparu, et d'une plume d'une très grande force, d'une subtilité sans apprêt vaniteux, sans inutiles fioritures mais tout au cœur de l'humain, de ses doutes, de ses peines et de ses faiblesses mais, plus encore, de ses incroyables, de ses viscérales ressources.
Le Coquillage d'Anataï - même l'explication du titre, qui apparaît vers le mitan de l'ouvrage, est d'une merveilleuse poésie - est incontestablement le roman le plus pénétrant et le plus stupéfiant qu'il m'a été donné de découvrir à l'occasion d'une Masse Critique.
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L'auteur nous entraîne au coeur d'une Sibérie à la fois envoûtante et dangereuse. Les Frioulans, une communauté de tailleurs de pierre, de menuisiers et de forgerons participent à la plus grande construction de ligne de chemin de fer de la Russie. On suit la vie quotidienne des villageois rythmée par le travail éprouvant, la nature sauvage et le temps glacial. On partage les joies et les peines du vieil Anataï, chasseur légendaire, d'Aïdym, femme réconfortante et Falaleï, jeune aveugle.
Ce roman est très riche tant en description des tâches quotidiennes qu'en transmission des émotions des personnages. Il ne faut pas s'attendre à un livre avec beaucoup d'action, le rythme est plutôt lent, ce qui permet d'en apprendre plus sur cette aventure. Et comme, c'est écrit sur la 4ème de couverture, Sgorlon signe un roman plein d'humanité.

Merci à Babelio et aux Éditions du Rocher pour l'envoi de ce roman dans le cadre de l'opération Masse Critique.
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Si Le coquillage d'Anataï conte "l'épopée" de la construction du Transsibérien, c'est surtout aux hommes qu'il s'intéresse, à ces ouvriers qui se sont exilés loin de leur terre natale pour trouver du travail, mais pas seulement. Le roman est avant tout une histoire d'humanité face à une nature immense, oppressante et dangereuse et celle d'homme et de femmes connaissant leur lot de tragédies mais aussi de moments uniques où chacun découvre qui il est réellement. Il ne faut donc pas s'attendre à un récit "historique" mais plutôt à un roman lent, à la fois paisible et étouffant, qui "flirte" parfois avec l'onirisme. Découvert grâce à la Masse Critique et aux Editions du Rocher.
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Citations et extraits (16) Voir plus Ajouter une citation
Tandis qu'il polissait ses meules, il pensait et repensait au mystères de l'univers. Il était convaincu que Dieu n'habitait pas hors du monde, au bout des neuf cieux, mais en lui-même, et était même le levain et le grain qui faisait croître la nature entière. Il se mit à dire aux gens de son village et à ses clients qui venaient dans son échoppe que les prêtres expliquaient les choses au moyen de fables, et qu'au contraire il fallait se mettre à réfléchir et à trouver des pensées pour grandes personnes. Que Dieu dormait dans les pierres et dans la terre, rêvait dans les chiens et dans les lièvres, et se réveillait et prenait conscience de lui-même dans l'homme.
Longtemps Francesco avait été raillé et pris pour un fou par les paysans et par le prêtre lui-même. Mais ensuite quelqu'un avait écrit des lettres anonymes, et Francesco avait été traduit devant le tribunal religieux de la ville afin d'exposer ses doctrines. Une première fois les juges le renvoyèrent chez lui, le tenant seulement pour un sot et un insensé. Mais la seconde fois ils le gardèrent longuement au cachot, lui firent subir interrogatoires sur interrogatoires, et à la fin il fut brûlé en pleine place, sur un tas de fagots.
Pour moi ce Francesco, dont le prêtre du village avait écrit l'histoire, n'était ni un exalté ni un gâteux. Il était au contraire plein de sagesse et il avait une intuition des choses très proche de la mienne. Sentir la terre comme une mère avisée et mystérieuse était une pensée sœur et compagne de celle du Francesco des meules. Son ombre se tenait derrière moi, et je la sentais comme celle de mes grands-parents et de mes arrière-grands-parents qui, cheminant à travers le monde, m'avaient précédé.
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Il existait beaucoup de légendes sur l'origine de la taïga. Falaleï en avait fait le récit à Marco, alors que celui-ci allait le voir dans son isba. C'étaient des mythes fort anciens, que les hommes s'étaient peut-être racontés entre-eux peu après avoir inventé le langage, et quand ils expliquaient toutes choses au moyen d'histoires imaginaires.
L'une racontait que la terre avait inventé la taïga parce qu'elle voulait se soustraire aux furies du ciel et se créer un abri contre la violence des orages continuels. Une autre disait que la forêt avait été crée, au contraire, afin que les hommes qui poursuivaient l'élan femelle avec des arcs et des bâtons perdent ses traces. Cette femelle immense et maternelle, avec son museau de chameau et son corps mi-cheval mi-cerf, était la mère antique, la génitrice de tous les animaux de la forêt. La toundra résonnait du bruit rythmé de ses sabots, qui dans sa fuite éperdue s'entrechoquaient à une cadence régulière. Les animaux prièrent les dieux de la terre de sauver pour toujours leur grand-mère, et alors la toundra et la steppe se transformèrent d'un seul coup en une forêt sans fin, où tout poursuivant se perdrait et où les animaux, au contraire, se sentiraient parfaitement chez eux. Ainsi l'élan fut sauvé et la taïga devint un labyrinthe inextricable, où tout chasseur s'égarerait.
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L'une des choses qui, étrangement, nous unissait était un coquillage qui s'offrait à la vue de l'hôte sur le dernier rayon d'une étagère aménagée dans le mur. Ce grand coquillage en spirale ressemblait à la coupole d'une pagode orientale qui finirait en flèche. Anataï l'avait eu d'un Mongol en échange d'un couteau en manche de corne. Mais le Mongol l'avait eu d'un Tibétain, auquel l'avait donné un Indien, pour lui avoir enseigné à reconnaître une herbe qui guérissait la dysenterie. C'était donc un coquillage qui avait une histoire. Aucun de ses propriétaire, sauf le premier, n'avait vu la mer. Anataï et Aïdym le regardait l'un et l'autre comme une relique. Quand le vieillard le prit pour que nous le rapprochions de notre oreille et entendions le bourdonnement dans sa spirale, je compris à quel point il nous faisait confiance et nous offrait son amitié. Chacun de nous écouta longuement, avec beaucoup de sérieux, comme si, à l'intérieur, était tapi un génie invisible qui, dans un murmure, prédisait notre sort. Dès que nous entrions dans l'isba, notre regard aussitôt se portait du côté du coquillage, comme pour nous assurer qu'il était encore là et que tout était en ordre.
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Mais ma pensée ne s'arrêtait pas là. Elle allait de l'avant comme un voyageur obstiné qui veut défier la nuit et la tempête de neige? Elle arrivait jusqu'au point où l'on pouvait distinguer une ressemblance de destin entre les forçats et nous. Nous accomplissions le même travail, dans les mêmes lieux, nous dormions sur des paillasses fétides dans des dortoirs semblables aux leurs. Entre nos horaires de travail et les leurs il y avait une grande similitude. Nous aussi nous étions loin de notre famille, de notre terre, et nous étions ici comme des étrangers exilés et égarés. Nous n'avions même pas le réconfort d'entendre notre langue, mais nous étions tombés dans une confusion babélique de langages. Nous aussi avions sur le chantier des soldats armés de fusils qui en apparence avaient le devoir de nous protéger des bêtes sauvages de la taïga, mais en réalité celui de nous surveiller et de nous contraindre dans une discipline de fer.
Nous n'avions pas été déportés par la police ni par les Cosaques, mais par les vents mystérieux de la vie, qui soufflent furieusement dans toutes les directions possibles, et projettent les hommes à l'aventure, pareils à des herbes sèches de la steppe. Je m'efforçais d'enfermer cette pensée dans un lieu secret de mon esprit.
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Falaleï se rendit compte que les fables, qui avaient vieilli et fané en lui depuis des années, retrouvaient leur fraîcheur et leur verdeur lorsqu'il y avait un enfant qui les entendait pour la première fois ou la centième fois, avec une attention béate. Il les avait empilées dans sa mémoire, pêle-mêle, et il les avait laissées là se couvrir de poussière et de moisissure. Mais à présent elles redevenaient valables, et il les reprenait petit à petit, les dépoussiérait, leur donnait une nouvelle existence et un nouvel éclat. Mon Dieu ! Combien il en connaissait ! Jamais, ô grand jamais, il n'aurait crû qu'il y en eût autant. Il pensait les avoir perdues et oubliées, et en revanche non, elles étaient là, en lui, comme dans l'attente de revenir au grand jour. Il lui suffisait d'attraper le bon bout pour pouvoir ensuite les dévider et les raconter jusqu'à la fin. En elles, il voguait avec quiétude et sans embûches, comme un navire sur les fleuves paisibles de Sibérie, et il arrivait immanquablement à l'embouchure. C'était une navigation qu'il aimait, qui correspondait à sa nature profonde.
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