Othello est une tragédie sublime, au sens premier, au sens profond, dans l'acception antique du terme, c'est-à-dire, de la création d'une oeuvre artistique capable de susciter les plus vives émotions chez le spectateur, afin de gagner son empathie, de le faire vivre par procuration des émotions aussi fortes que les personnages fictifs qui évoluent devant lui.
Ici, je ne pense pas que le spectateur moderne puisse encore aller fréquemment jusqu'aux larmes, ni à la tristesse ni à l'abattement mais à l'indignation, probablement ; une forte indignation intérieure devant cet infâme complot de cet infâme Iago, sorte de copie du Maure de Titus Andronicus. Notre sens inné de la justice, même non formulé, même fort enfoui, même inconscient, même volontairement muselé, ne peut que s'insurger face à une telle ignominie, et c'est précisément ce sentiment que recherchait William Shakespeare et qu'il arrive à faire éclore admirablement, aujourd'hui comme hier et pour des siècles encore.
De multiples interprétations peuvent rendre compte d'Othello. On y a souvent trouvé une certaine énigme dans son titre car le protagoniste principal semble bien davantage Iago qu'Othello.
Il est vraiment clair, d'un simple point de vue statistique, que Iago monopolise la scène et qu'Othello n'est presque qu'un personnage secondaire, comme tous les autres d'ailleurs. C'est indéniable.
Par contre, si l'on se penche sur la signification, sur ce qu'a voulu exprimer Shakespeare, là le titre commence à prendre toute son envergure. Car c'est bien à la place d'Othello que l'auteur souhaite nous placer, et non à la place de Iago. C'est bien l'oeuvre de Iago sur Othello qui indigne et non les motifs intimes du fourbe qui présentent un intérêt.
Le message, du moins l'un des messages possibles de cette oeuvre, est le noircissement. Je ne blague pas, et le fait que Shakespeare ait choisi un personnage noir comme héros d'infortune n'a sans doute rien d'hasardeux. L'apparence. Celui qui semble noir l'est-il bien réellement ?
Tous. Tous semblent noirs à un moment ou à un autre : Cassio, Desdémone, Othello. Tous noirs et pourtant tous innocents. Malgré tout, on jurerait, selon l'angle où ils sont présentés les uns aux autres, qu'ils sont coupables.
C'est probablement ça, le plus fort du message que souhaite nous donner en pâture l'auteur. Honni soit qui mal y pense ! Il est si facile de nuire, si facile de noircir, si facile de truquer, si facile de faire dire autre chose aux faits pris indépendamment ou hors contexte. C'est cela que semble nous dire Shakespeare. Les apparences sont parfois contre nous et d'autres semblent blancs comme neige, et pourtant… et pourtant…, pourtant, quand on sait tout le fin mot, vraiment tout, la réalité est souvent loin des belles apparences et ce que l'on croyait simple, net, tranché, évident, ne l'est plus tant que cela.
Othello d'emblée est noir, ce qui jette sur lui une indéfinissable suspicion aux yeux des Vénitiens. Tout prétexte sera bon s'il fait le moindre faux-pas. Cassio est un beau subordonné prometteur, donc il est douteux. Desdémone est une noble Vénitienne blanche entichée d'un noir, donc c'est nécessairement une putain. Autant de raccourcis faciles mais que nous avons tous tendance, consciemment ou inconsciemment, à commettre ici ou là. L'histoire a donné plusieurs fois raison à Shakespeare. (Rien qu'en France, au XXème siècle, des Juifs, des Maghrébins en tant que groupe ou des individualités comme Guillaume Seznec ont tous fait l'objet d'accusations plus ou moins calomnieuses ou bâties de toute pièce, basées sur des a priori ou des apparences qui leur étaient adverses. Je ne parle évidemment pas de tous les endroits du monde et à toutes les périodes depuis Shakespeare, car il y aurait de quoi remplir tout Babelio avec.)
Si l'on cherche des fautes à quelqu'un, on en trouvera fatalement. Si l'on sait habilement les mettre en lumière, leur donner d'autres apparences, attiser le vent de la vengeance, mobiliser la justice à son avantage, n'importe qui peut être traîné dans la boue ou commettre l'irréparable.
Quels sont les mobiles de tout cela ? L'auteur reste très discret et très flou sur les motivations de Iago. Cela semble tourner autour de la jalousie, de l'orgueil bafoué, de l'envie inassouvie, du complexe d'infériorité.
Intéressons nous encore quelques instants à Iago. Ce qui est frappant dans le texte, dans les qualificatifs qu'on lui attribue, c'est le nombre de fois où reviennent, les adjectifs noble, honnête, fidèle, courageux, droit, fiable, vertueux, etc. Encore une fois, si l'on se place à l'époque de Shakespeare pour tâcher d'y voir plus clair, la meilleure explication, la principale justification à cette pièce est l'admirable travail de sape réalisé par les puritains à l'égard du théâtre élisabéthain.
Iago, dans cette optique, est donc le symbole du puritanisme, Othello, le noir à qui l'on fait commettre des abjections ne saurait être autre que Shakespeare lui-même, Cassio, représenterait alors quelque autre auteur contemporain de Shakespeare comme Christopher Marlowe ou Ben Johnson. Les abjections des uns et des autres sont les écrits vils qu'ils étaient obligés de pondre, pamphlets notamment, simplement pour pouvoir gagner moindrement leur vie.
Desdémone, celle qui est totalement innocente est qui est sacrifiée serait alors la déesse aux cent bouches, à savoir le public, qui fait les frais des fermetures de théâtres sous la houlette des Puritains.
Voilà le type de message que je vois dans Othello, la dénonciation de la calomnie à l'égard des dramaturges honnêtes qu'on accuse de toutes les perversions, mais ce n'est là que mon avis, c'est-à-dire, pas grand-chose. le mieux que vous ayez à faire, c'est encore d'ouvrir un Othello et de vous en faire votre propre opinion
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"Rares les tragédies qui se construisent sur la blancheur de la peau du héros, comme celle d'Othello". Sylvie Chalaye.
Othello est un Noir, un ancien esclave devenu général de l'armée de Venise. Il est jaloux et va tuer Desdémone, sa femme, à cause d'un mouchoir, entre les mains d'un rival supposé ...
Vous connaissez la pièce ?
Tout est dit, le rideau va retomber sur cette tragédie !
Mais, qui est le monstre ?
Shakespeare ne nous dit pas tout, le lecteur ne sait pas si Othello ignore la vérité, ou s'il sait que Iago, son ancien lieutenant, lui ment, au sujet de l'infidélité de Desdémone, mais il va céder à des forces obscures...
" Méfiez vous, Monseigneur, de la jalousie!" persifle Iago...Alors que les flambeaux s'allument, Othello ne voit pas, à travers la figure de Iago, les forces du Mal, qui s'assemblent...
( Iago se revendique traître et voleur, c'est un névrosé et un misogyne: "l'amour n'est qu'un prurit du sang, avec la permission de la volonté";
Il hait sa femme et s'en méfie ;
Desdémone n'est qu'une putain, à ses yeux.)
"Ainsi donc, tout ce que vous nommez péché, destruction, bref le Mal, est mon élément propre".
Desdémone est belle comme le jour, et Othello est sombre comme la nuit, (comme un homme jaloux!)
A côté d'Othello le Maure, un Noir donc, qui se confond avec les ténèbres, se trouve Iago, dans l'ombre.
La noirceur de l'âme de Iago occulte l'obscurité, quand il fait croire que Cassio a le mouchoir de Desdémone...
Desdémone est une blanche et représente la lumière. Othello le Maure se cache, en soufflant sur la chandelle, dans leur chambre à coucher, avant d'étouffer sa femme.
Il se cache des étoiles même:
" Elle doit mourir..."
" Laissez moi vous le cacher, chastes étoiles... Je ne vais pas lacérer sa peau plus blanche que neige, et lisse comme l'albâtre des tombes. Que j'éteigne cette lumière... Et cette autre..."
En asphyxiant Desdémone avec un oreiller, Othello étouffe les arguments et la voix de la jeune fille.
C'est une innocente, mais dans cette tragédie, c'est la voix de la Jalousie qui parle...
La jalousie de Iago envers Cassio, nommé lieutenant...
La jalousie quand Iago parle à Brabantio, le père de Desdémone, à propos d'Othello:
" Un vieux bélier noir qui grimpe votre brebis blanche!"
Brabantio, ulcéré par le mariage secret entre sa fille et ce "sous-homme", non catholique et Africain...
On occulte souvent la tragédie de l'ancien esclave affranchi, qui a un caractère colérique ( et qui penche du côté Obscur, pardon hein!) , pour ne retenir que celle de la jalousie...
" Quand les démons veulent produire les forfaits les plus noirs, ils les présentent d'abord sous des dehors célestes ! Othello de W.Shakespeare.
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La vibration déjà animale de lectrice séduite par Shakespeare à ma première lecture d'Hamlet il y a quelques mois s'amplifie et explose de surprise et de joie furieuse à celle d'Othello !
Un plaisir fou que je dois à Stefan Zweig, qui m'a révélé à la lecture encore toute fraiche de « La confusion des sentiments » le bouillonnement extra-ordinaire, l'explosion de vie et de parole libre pour l'époque de ce Théâtre du Globe, construction de bois octogonale dont l'évocation m'a fait rêver, d'où Shakespeare et ses amis poètes iconoclastes auraient ouvert à la face du monde une hallucinante fenêtre de créativité et de liberté vociférante aussi explosive que vite refermée.
Vu de cet angle-là, le théâtre de Shakespeare est une expérience phénoménale, à peine croyable en ce début de 17ème siècle !! Songez au rigorisme de l'époque, à sa culture élitiste et compassée, songez que Racine, Molière n'avaient pas encore écrit une ligne que déjà Shakespeare parle d'adultère, donne le premier rôle à un Maure, met en scène un héros dont le but est de renverser le pouvoir, et une femme qui affirme ses choix et les affiche par les faits!
Et tout ça rien que dans les premières scènes d'Othello, pièce vibrionnante, passionnée, populaire où l'on parle vulgaire, « poulette » et « putain » qu'on « saillit », universellement humaine dans laquelle un Iago aussi froidement calculateur et avide de pouvoir qu'un trader d'aujourd'hui manipule un Othello trop noble de valeurs pour tenir son rang de chef.
Et comme nous sommes chez Shakespeare, on finit par s'enfourailler à tout va, tout cela finit dans le sang, sel de la vie !
Un grand bonheur pour moi d'avoir enfin trouvé une clé de lecture, une porte qui s'ouvre vers ce Shakespeare si longtemps contemplé de loin comme une statue morte et inaccessible, même si j'ai bien conscience que cette lecture à chaud d'Othello que je partage ici est sommaire et superficielle.
Mais maintenant que la porte est ouverte…
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Extrait 1 : Iago fait part à Roderigo de sa traîtrise envers Othello :
Iago : Oh ! Monsieur, rassurez-vous. Je le sers afin de lui servir un de mes tours. Nous ne pouvons tous être des maîtres et tous les maîtres ne peuvent être servis avec loyauté. Vous en remarquerez beaucoup de ces faquins soumis, aux genoux courbés, qui, s’éprenant de leur obséquieux esclavage, usent leurs jours, tout comme l’âne de leur maître, pour leur seule pitance ; quand ils sont vieux, on les congédie. Fouettez-moi ces honnêtes coquins. Il en est d’autres qui, parés des formes et des visages du dévouement, gardent leur cœur attentif à eux-mêmes et, ne jetant à leur seigneur que des semblants de service, prospèrent sur son dos ; une fois bien doublée leur jaquette, ils se rendent hommage à eux-mêmes. Ces gaillards-là ont quelque esprit et je fais profession d’être des leurs. Car, Monsieur, aussi sûr que vous êtes Roderigo, si j’étais le More, je ne serais pas Iago, le servant, je ne sers que moi-même ; le Ciel en est mon juge, je ne le sers ni par amour, ni par devoir, mais, avec des semblants, pour ma fin particulière ; le jour où mes actes extérieurs montreront l’acte et la figure intérieure de mon cœur sur ma manche pour que les corneilles le becquettent. Je ne suis pas ce que je suis.
Extrait 2 : Desdémone émet le souhait de partir avec son mari Othello à la guerre :
Desdémone : Que j’ai aimé le More jusqu’à vouloir vivre avec lui, ma flagrante révolte et mon dédain de ma fortune peuvent le proclamer au monde. Mon cœur est soumis au point d’aimer même le métier de mon maître. J’ai vu le visage d’Othello dans son âme et c’est à sa gloire, c’est à ses aspects vaillants que j’ai voué mon cœur et mon sort. Aussi, chers seigneurs, si on me laisse derrière lui, comme un insecte de paix, tandis que lui part ne guerre, je serai privée des nobles raisons pour lesquelles je l’aime et subirai en une pesante attente l’absence de celui que j’aime. Laissez-moi partir avec lui.
Othello : Qu’elle ait vos suffrages ! Le Ciel m’en soit garant, je ne le demande pas pour plaire au palais de mon appétit ni pour complaire à la chaleur des passions, aux jeunes élans, pour ma singulière et personnelle satisfaction, mais pour me conformer librement à son gré. Et que le Ciel garde vos esprits bienveillants de penser que je négligerai votre grave et grande affaire parce qu’elle sera avec moi. Non, le jour où les jeux aux ailes légères de l’aérien Cupidon émousseront de lascive torpeur mes facultés de penser et d’agir, le jour où mes plaisirs corrompront et gâteront mes devoirs, que les ménagères fassent un chaudron de mon casque et que toute infamante et vile calamité se ligue contre mon renom !
Extrait 3 : Roderigo fait part à Iago de sa tristesse suite au mariage de Desdémone avec Othello et lui avoue son désir de se noyer :
Roderigo : C’est une niaiserie que de vivre lorsque la vie est un tourment ; puis il nous est prescrit de mourir quand la mort est notre médecin.
Iago : O lâche ! Voici quatre fois sept ans que je regarde le monde ; et depuis que j’ai su distinguer un bienfait d’une injure, je n’ai jamais trouvé un homme qui sût s’aimer lui-même. Avant de dire que je voudrais me noyer pour l’amour d’une pintade, j’échangerais mon humanité avec un babouin.
Roderigo : Que devrais-je faire ? Je confesse que c’est honteux pour moi d’être si amoureux, mais il n’est pas au pouvoir de ma vertu de m’en corriger.
Iago : La vertu ! Une baliverne. C’est par nous-mêmes que nous sommes ainsi et ainsi. Nos corps sont des jardins, dont nos volontés sont des jardiniers ; si nous y plantons des orties ou y semons de la laitue, si nous y mettons de l’hysope et en arrachons l’ivraie, si nous les garnissons d’une seule espèce d’herbe ou les composons d’un choix mêlé, que ce soit pour les rendre stériles par oisiveté ou les féconder par l’industrie ! Eh bien, me pouvoir, l’autorité directrice en tout cela réside dans nos volontés. Si la balance de notre vie n’avait un plateau de raison pour faire équilibre au plateau de sensualité, le sang et la bassesse de notre nature nous conduirait aux plus absurdes conclusions. Mais nous avons la raison pour rafraîchir nos émotions furieuses, nos aiguillons charnels, nos désirs effrénés ; d’où je conclus que ce que vous appelez amour n’est qu’une bouture, un rejeton.
Roderigo : Ce ne peut être.
Iago : C’est seulement une chaleur du sang, un consentement de la volonté. Allons, sois un homme. Te noyer ! Noie des chatons et des chiens aveugles. Je me suis déclaré ton ami et m’avoue lié à ton service par des liens d’une solidité durable. Jamais mieux que maintenant je n’aurais pu t’assister. Mets de l’argent dans ta bourse ; suis ces guerres, déguise ton visage par une barbe d’emprunt. Je te le répète, mets de l’argent dans ta bourse. Il n’est pas possible que Desdémone conserve longtemps son amour pour le More, ni que lui lui conserve son amour pour elle. Le début fut violent, tu verras une séparation à l’avenant. Ces mores sont changeants en leurs volontés – remplis ta bourse d’argent. L’aliment qui maintenant lui est aussi doux que des caroubes, en peu de temps lui sera aussi amer que de la coloquinte. Il est inévitable qu’elle changera pour quelqu’un de jeune ; quand elle sera rassasiée de son corps, elle reconnaîtra l’erreur de son choix. C’est pourquoi, mets de l’argent dans ta bourse. Si tu veux à tout prix te damner, trouve un moyen plus délicat que la noyade. Aie donc le plus d’argent que tu peux. Si la religion et un serment fragile entre un nomade de Barbarie et une Vénitienne ultra-subtile ne sont pas choses trop dures pour mon esprit et toute la tribu de l’enfer, tu jouiras de cette femme ; donc rassemble de l’argent. Au diable, l’idée d’aller te noyer ! C’est complètement à côté. Cherche à te faire pendre en obtenant celle qui est ta joie plutôt que de périr noyé sans l’avoir obtenue.
Extrait 4 : Iago poursuit son jeu de traître et fait croire à Othello que sa femme le trompe ce qui le déstabilise totalement :
Othello : Quel sens avais-je des heures qu’elle volait pour son plaisir ? Je ne la voyais pas, n’y pensais pas, cela ne me faisait pas de mal : je dormais bien la nuit d’après, j’étais bien, j’étais gai ; je ne trouvais pas les baisers de Cassio sur ses lèvres. Celui qui est volé, qui ne manque pas de ce qui lui est volé, qui ne le sait pas, n’est pas volé du tout.
Iago : Je suis fâché d’entendre ceci.
Othello : J’aurais été heureux quand le camp tout entier, sapeurs et le reste, aurait goûté son tendre corps sans que j’en pusse rien savoir. Oh, maintenant pour toujours, adieu l’esprit tranquille ! Adieu le consentement ! Adieu les troupes empanachées et les grandioses guerres qui font de l’ambition une vertu… Oh, adieu ! Adieu, coursier hennissant, stridente trompette ! Tambour enflammant le cœur, fifre perçant l’oreille, royale bannière, honneurs de toute sorte, orgueil, pompe, cérémonies de la guerre glorieuse ! Et vous, engins de mort dont les rudes gosiers contrefont les redoutables clameurs de l’immortel Jupiter, adieu ! C’en est fini des occupations d’Othello !
Iago : Est-ce possible, monseigneur ?
Othello : Misérable, sois bien sûr de me prouver que celle que j’aime est une infâme ; sois-en sûr ; donne-m’en la preuve oculaire. (Il le saisit par la gorge) Sinon, par le prix qu’à mon âme immortelle, tu aurais mieux fait d’être né chien que de répondre à ma rage éveillée !
Iago : En est-ce venu là ?
Othello : Fais-moi voir la chose ; ou, du moins, prouve-la de telle façon que la démonstration ne porte saillie ou faille où accrocher un doute ; sinon, malheur à ta vie !
Iago : Mon noble seigneur…
Othello : Si tu la calomnies et si tu me tortures, ne prie jamais plus ; abandonne tout remords ; sur la tête de l’horreur accumule les horreurs ; fais des choses à faire pleurer le ciel, à stupéfier la terre ; car tu ne peux rien ajouter à ta damnation de plus grand que cela.
Iago : O Grâce ! O Ciel, pardonne-moi ! Etes-vous un homme ? Avez-vous une âme, une raison ? Dieu soit près de vous ; reprenez mon emploi. O misérable niais qui vis pour faire de ton honnêteté un vice ! O monde monstrueux ! Prends note, prends note, ô monde, qu’être droit et honnête n’est pas sûr. Je vous remercie de la leçon et désormais n’aimerai plus aucun ami puisque l’affection provoque pareille offense.
Othello : Non, reste ; tu dois être honnête.
Iago : Je devrais être sage ; car l’honnêteté est une folle et perd ce qu’elle travaille à sauver.
Othello : Par l’univers, je crois que ma femme est honnête et je crois qu’elle ne l’est pas ; je crois que tu es juste et je crois que tu ne l’es pas ; je veux avoir quelque preuve. Son nom qui était aussi frais que le visage de Diane, le voici terni et noir comme ma propre face. S’il y a des cordes ou des couteaux, du poison, du feu, des vagues qui suffoquent, je n’endurerai pas cela. Oh, avoir une certitude !
Iago : Je vois, seigneur, que vous êtes dévoré par la passion : je regrette de vous avoir mis ces idées en tête.
Extrait 5 : Desdémone a égaré un mouchoir offert par Othello. Iago l’a dérobé pour le donner à Cassio et ainsi apporter une preuve à Othello :
Othello : Oh ! Que ce coquin ait quarante mille vies ! Une seule est trop pauvre, trop chétive pour ma revanche. Maintenant, je vois que c’est vrai. Regarde, Iago, ici : tout mon fol amour je le souffle comme ceci vers le ciel… Il s’est envolé. Lève-toi, noire vengeance, hors de ton antre creux. Cède, ô mon amour, ta couronne et ton trône dans le cœur à la haine qui tyrannise ! Gonfle-toi, mon sein, avec ta charge, ta cargaison de langues d’aspic !
Extrait 6 : Othello affronte Desdémone :
Othello : Dis-moi qui es-tu ?
Desdémone : Votre femme, monseigneur ; votre femme fidèle et loyale.
Othello : Allons, jure-le et damne-toi. En te voyant pareille à ceux du ciel, les démons eux-mêmes auraient peur de te saisir. Donc, damne-toi doublement : jure que tu es fidèle.
Desdémone : Le Ciel le sait vraime
OTHELLO : Très augustes, puissants, vénérables seigneurs,
Mes nobles maîtres dont j'ai éprouvé la bonté,
C'est vrai, j'ai bien ravi sa fille à ce vieil homme,
C'est vrai, je l'ai épousée. Mais mon offense
À cette tête et à ce front, ce n'est rien de plus.
Mon parler est très rude, j'ai peu de don
Pour les paroles fleuries du temps de paix ;
Car ces bras que voici, depuis qu'à sept ans
Ils eurent quelque force jusqu'aux neuf lunes
Qui viennent de s'écouler, c'est à combattre
Qu'ils ont voué le meilleur de leurs actes.
De ce vaste univers je sais bien peu
Quand il ne s'agit pas de luttes, de batailles,
Et je ne pourrai donc embellir ma cause
En parlant pour moi-même. Toutefois,
Et si, gracieusement, vous y consentez,
Je veux faire un récit tout simple, direct,
De mes amours ; et dire par quels philtres,
Charmes, incantations, magies puissantes,
Et autres procédés dont on m'accuse,
J'ai fait mienne sa fille.
BRABANTIO : Une vierge si réservée
Dont l'âme était si chaste, si paisible,
Que simplement bouger la faisait rougir !
Et voici qu'en dépit de sa nature,
De son âge, de son pays, de son honneur,
Elle aurait été amoureuse
De ce qu'elle avait peur de simplement regarder !
Il faut un jugement bancal, un esprit débile,
Pour croire que la perfection puisse tant dévier
Des lois de la nature. On en est réduit
À chercher dans les sciences de l'enfer
Le pourquoi qui nous manque... Oui, à nouveau, j'affirme
Que c'est avec des drogues qui affaiblissent le sang,
Ou même quelque potion spécialement préparée
Qu'il a agi sur elle.
LE DOGE : Affirmer, ce n'est pas prouver
S'il n'est de témoignage plus solide,
Plus résistant ! C'est un tissu bien mince,
Ce sont de bien légères apparences,
Ces présomptions dont vous l'accablez, si convenues.
(OTHELLO : Most potent, grave, and reverend signiors,
My very noble and approved good masters,
That I have ta'en away this old man’s daughter,
It is most true. True, I have married her.
The very head and front of my offending
Hath this extent, no more. Rude am I in my speech,
And little blessed with the soft phrase of peace,
For since these arms of mine had seven years' pith
Till now some nine moons wasted, they have used
Their dearest action in the tented field,
And little of this great world can I speak,
More than pertains to feats of broils and battle,
And therefore little shall I grace my cause
In speaking for myself. Yet, by your gracious patience,
I will a round unvarnished tale deliver
Of my whole course of love. What drugs, what charms,
What conjuration and what mighty magic—
For such proceeding I am charged withal—
I won his daughter.
BRABANTIO : A maiden never bold,
Of spirit so still and quiet that her motion
Blushed at herself. And she, in spite of nature,
Of years, of country, credit, everything,
To fall in love with what she feared to look on?
It is a judgment maimed and most imperfect
That will confess perfection so could err.
Against all rules of nature, and must be driven
To find out practices of cunning hell
Why this should be. I therefore vouch again
That with some mixtures powerful o'er the blood
Or with some dram, conjured to this effect,
He wrought upon her.
DUKE : To vouch this is no proof,
Without more wider and more overt test
Than these thin habits and poor likelihoods
Of modern seeming do prefer against him.)
Acte I, Scène 3.
LE DOGE : Quand il n'est plus de remède, plus de souffrances non plus,
Car on a su le pire, au lieu d'espérer encore.
Déplorer un malheur quand il est passé
Est le plus sûr moyen d'en connaître d'autres.
Ce qu'on ne peut défendre contre le sort,
Que le stoïque se rie de cette perte.
Volé, si tu souris, tu voles ton voleur.
Mais il se vole lui-même,
Celui qui se dépense en de vaines larmes.
BRABANTIO : Alors laissez le Turc nous prendre Chypre !
Nous ne la perdons pas si nous en rions.
Facile à accepter vos belles maximes
Quand on peut n'y chercher que le réconfort
De mots irresponsables. Mais c'est subir
À la fois les maximes et le chagrin
Que lutter contre l'un avec le peu des autres.
C'est l'ambiguïté même, ces sentences
Qui penchent des deux côtés, mi-sucre mi-fiel.
(DUKE : When remedies are past, the griefs are ended
By seeing the worst, which late on hopes depended.
To mourn a mischief that is past and gone
Is the next way to draw new mischief on.
What cannot be preserved when fortune takes,
Patience her injury a mock'ry makes.
The robbed that smiles steals something from the thief,
He robs himself that spends a bootless grief.
BRABANTIO : So let the Turk of Cyprus us beguile,
We lose it not, so long as we can smile.
He bears the sentence well that nothing bears
But the free comfort which from thence he hears.
But he bears both the sentence and the sorrow
That, to pay grief, must of poor patience borrow.
These sentences to sugar or to gall,
Being strong on both sides, are equivocal.)
Acte I, Scène 3.
IAGO : Être pauvre mais sans besoin, c'est être riche
Et bien à suffisance. Mais la richesse,
Même infinie, est pauvre comme l'hiver
Pour qui ne cesse pas de craindre d'être pauvre.
(Poor and content is rich, and rich enough,
But riches, fineless, is as poor as winter
To him that ever fears he shall be poor.)
Acte III, Scène 3.
IAGO
- (...) Nous ne pouvons pas tous être les maîtres, et les maîtres ne peuvent pas tous être fidèlement servis. Vous remarquerez beaucoup de ces marauds humbles et agenouillés qui, raffolant de leur obséquieux servage, s'échinent, leur vie durant, comme l'âne de leur maître, rien que pour avoir la pitance. Se font-ils vieux, on les chasse : fouettez-moi ces honnêtes drôles !... Il en est d'autres qui, tout en affectant les formes et les visages du dévouement gardent dans leur cœur la préoccupation d'eux-mêmes, et qui, ne jetant à leur seigneur que des semblants de dévouement, prospèrent à ses dépens, puis, une fois leurs habits bien garnis, se font hommage à eux-mêmes. Ces gaillards-là ont quelque cœur, et je suis de leur nombre, je le confesse.
Les derniers livres d'Yves Bonnefoy (1923-2016) expriment son désir de transmettre le legs de la poésie par-delà la mort. « Lègue-nous de ne pas mourir désespéré », lit-on dans L'heure présente (2011). Quant à L'Écharpe rouge (2016), c'est un « livre de famille » testamentaire en même temps que l'histoire d'une vocation : « Il se trouve que j'étais apte à me vouer à l'emploi disons poétique de la parole… »
La Pléiade fut pour Bonnefoy l'occasion de porter sur son oeuvre un regard ordonnateur. Il choisit le titre du volume, Oeuvres poétiques, sans céder sur son désir de faire figurer au sommaire quelques textes brefs que l'on qualifierait spontanément d'essais. Tous les livres ou recueils poétiques, vers, prose, ou vers et prose, sont présents. Bonnefoy ne se reniait pas ; il a souhaité donner dans les appendices quelques textes rares. Il a voulu aussi que soit présente son oeuvre de traducteur, de Shakespeare à Yeats, de Pétrarque à Leopardi. Enfin il a ouvert à ses éditeurs les portes de son atelier.
« Le souvenir est une voix brisée,
On l'entend mal, même si on se penche.
Et pourtant on écoute, et si longtemps
Que parfois la vie passe. Et que la mort
Déjà dit non à toute métaphore. »
L'heure présente, Yves Bonnefoy
À lire – Yves Bonnefoy, Oeuvres poétiques – Coll. La Pléiade, Gallimard 13 avril 2023.
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