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Critique de Presence


Ce tome est le deuxième de la série, après Un millier de navires (épisodes 1 à 9). Il comprend les épisodes 10 à 19 parus de 2001 à 2004, écrits et dessinés par Eric Shanwer, en noir & blanc. L'histoire se poursuit dans "Trahison" : Trahison (1ère partie) et Trahison (2ème partie).

À la fin du précédent volume, une flotte forte de 1.000 navires menée par Agamemnon faisait route vers Troie pour la conquérir et récupérer Hélène. Ce tome commence par l'arrivée de Pâris à Troie, précédé par Énée. Priam reçoit Pâris froidement, dans la mesure où il n'a pas accomplit la mission qu'il lui avait confié. Hélène doit également convaincre Priam d'accepter de la laisser séjourner dans la cité. Cassandre émet quelques réserves d'une façon qui n'appartient qu'à elle. Pendant ce temps là, la flotte achéenne aperçoit enfin la terre ferme et débarque... en Mysie sur les terres de Télèphe. L'affrontement entre achéens et mysiens débute séance tenante. Une course-poursuite rapproche les 2 compagnons d'arme que sont Achille et Patrocle. Après cette première bataille, Agamemnon doit reconsidérer sa stratégie et différer ses plans. Après un séjour chez lui, il réunit ses armées à Aulis (non loin de Thèbes). Mais le vent empêche les navires de faire voile sur la mer Méditerranée. Selon l'augure Kalchas, la déesse Artémis exige un sacrifice significatif de sa part.

Évidemment, si vous connaissez déjà l'Iliade, il vous est possible de commencer par ce tome si l'idée vous en prend. Sinon il est vivement recommandé de commencer par le premier pour disposer du temps nécessaire pour se familiariser avec la myriade de personnages. C'est d'ailleurs la première bonne surprise : l'investissement significatif nécessaire lors de la lecture du premier tome s'avère payant puisque les quelques nouveaux personnages (par exemple Télèphe et son fils) s'intègrent au fur et à mesure, et tous les autres se rappellent aisément à la mémoire du lecteur. du coup l'effort de lecture s'en trouve allégée.

Pour ce qui est de la forme, Shanower n'a pas modifié son approche. Son style graphique peut apparaître un peu figé dans une forme académique. En contrepartie, cette façon de dessiner lui permet d'être à la fois didactique et de maintenir un bon niveau de détails avec un évident souci de véracité historique. Les fins connaisseurs de la culture de la Grèce antique pourront même reconnaître les sources d'inspiration visuelle de Shanower, à commencer par les représentations sur les poteries. Il y a donc toujours ce plaisir à pouvoir se dire que cette bande dessinée bénéficie d'une approche naturaliste avec une volonté d'authenticité (dans la limite de ce que l'archéologie permet de connaître). Il subsiste la limite de visages parfois un peu semblables. Shanower pallie ce défaut par le biais de coiffures différentes (ou de barbes taillées différemment), et par le biais de tenues vestimentaires ou d'accessoires (motif des bandeaux) qui permettent d'identifier les personnages d'une case à l'autre. Il éprouve également quelques difficultés passagères à concevoir une mise en scène intéressante pour 2 ou 3 conversations qui sont représentées essentiellement par des têtes en train de parler.

Pour le reste (c'est à dire 90% de ce tome), la lecture est plus facile que celle du premier, plus immersive, et Shanower crée plusieurs moments avec une forte intensité dramatique. Les personnages existent plus en tant qu'individus avec des sentiments et des passions, que dans le premier tome.

La capacité de Shanower à développer une tension narrative apparaît pleinement lors de l'arrivée de Pâris et Hélène à Troie. D'un coté le lecteur connaît déjà la décision de Priam, et Shanower doit faire avec la contrainte d'exposer de nombreux arguments par la bouche des personnages pour aboutir à ce que le lecteur sait déjà. de l'autre, les dialogues font ressortir avec habilité les stratégies développées par les uns et les autres pour avoir le dessus dans cette conversation, ainsi que les différents niveaux d'enjeux, aussi bien personnels (son avenir, sa fierté), que politiques (quelle direction va prendre la politique étrangère de Troie ?), et même religieux. Shanower fait apparaître le cheminement de pensée des uns et des autres, sans avoir recours à des bulles de pensée. Les dessins montrent à la fois l'éloquence des personnages, mais aussi la manière dont la foule réagit à leurs propos, ce qui rend la scène visuellement intéressante.

Pour l'affrontement entre les armées des achéens et des mysiens, Shanower a choisi de réaliser des cases détaillées qu'il s'agisse des tenues des soldats, de leurs armes, et des chars. S'il n'arrive pas à faire ressortir la stratégie de chaque armée (par où attaquer ?, quel mouvement adopter entre fantassins et chars ?), le reste en impose. Shanower ne joue pas la carte du gore quant aux blessures, ou de l'image choc. Il préfère montrer les efforts physiques des combattants (à pied et en sandales), le chaos de la bataille (plusieurs coups sont plus dus à la chance qu'à l'habilité du soldat), le caractère fruste des armes, etc. À l'opposé des combats de superhéros qui semblent se dérouler sur une scène générique, Shanower prend soin d'intégrer l'environnement aux affrontements, et de montrer comment les sous-bois ou les vignes influent sur les déplacements et le mode de combats des soldats. Enfin il a assez confiance en ses dessins pour que la bataille se déroule sur 9 pages presque dépourvues de texte.

Par la nature même de son projet, Shanower s'astreint à respecter au plus près les textes d'origine, ce qui l'oblige à intégrer une ou deux coïncidences un peu arrangeantes (la convergence de plusieurs protagonistes de premier plan sur la plage d'Aulis, tels que l'arrivée fort opportune de Thétis, la mère d'Achille). Malgré ces quelques artifices, cette histoire est passionnante de bout en bout (surtout, si comme moi vous en gardez un souvenir très lointain se résumant au cheval). À ce titre la scène finale se déroulant sur plusieurs jours et ayant pour objet le sacrifice (évoqué dans le titre) se lit comme un roman haletant mêlant la gestion d'une armée contrainte à patienter, les alliances plus ou moins honorées, la popularité grandissante de certains hommes de troupes parfois contre leur gré (Palamède), les tourments intérieurs, la soif de pouvoir, des tragédies au sens premier et fort du terme. Shanower utilise la liberté d'espace que lui confèrent la bande dessinée et le budget illimité pour bâtir une vision à plusieurs facettes du drame complexe en train de se jouer.

Ce qui rend ce tome encore plus prenant réside dans la familiarité acquise avec les personnages et la sensibilité avec laquelle Shanower parvient à les faire exister. Il arrive à concilier l'obligation de faire apparaître la force du destin (les tourments d'Agamemnon), et les moments intimes. L'exemple le plus frappant et le plus simple est celui d'Achille. Au travers d'une scène nocturne très touchante, Shanower montre (plutôt que d'expliquer par de longs textes laborieux) comment ses sentiments se sont détournés de Déidamie, pour se porter vers Patrocle. Il aborde également l'aspect sexuel de ces relations sans honte, ni condamnation, au travers d'images délicates, respectueuses, et mettant en avant les sentiments sans occulter l'aspect physique. D'une manière plus inattendue, Shanower fait également preuve d'un humour assez sarcastique. Agamemnon cherche un symbole de la guerre contre Troie qui puisse galvaniser l'imagination des troupes ; il se tourne vers Ulysse qui lui suggère de faire d'Hélène l'incarnation même de la beauté. Et il se lance dans une description de ses attributs physiques en insistant sur la perfection de ses seins (qu'elle pourra toujours montrer aux soldats une fois la victoire acquise), tout ça en présence de Ménélas, le mari d'Hélène (dont l'amour propre est ainsi sérieusement mis à mal).

Comme dans le premier tome, le lecteur pourra se référer à des aides précieuses que sont une carte de la méditerranée recensant les différentes villes et royaume (Comment ça, il y avait 2 villes différentes s'appelant Thèbes ?), un arbre généalogique pour les achéens, et un pour les troyens, ainsi que 4 pages de glossaire. Néanmoins, le lecteur qui a fait un effort de mémorisation dès le premier tome n'en aura presque pas besoin.

Alors que le plaisir de lecture du premier tome était un peu obéré par la masse d'informations à assimiler et à mémoriser, et par un aspect parfois trop didactique, ce deuxième tome bénéficie d'une fluidité plus grande et d'un nombre d'informations moins important à ingurgiter. Eric Shanower a progressé en termes de narration. le plaisir de lecture en devient plus immédiat dans une histoire toujours aussi incroyable et passionnante, à la croisée de la tragédie antique (évidemment), du récit de campagne de guerre, des stratégies politiques, de la force du destin, et même d'une mise en scène d'une forme de foi moins primaire que les a priori ne pouvait le laisser penser. Shanower a réussi son pari de manière éclatante en réalisant une adaptation de l'Iliade, à la fois fidèle et personnelle.
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