"Mais si Marlowe a écrit l'oeuvre de
Shakespeare, qui a donc écrit l'oeuvre de Marlowe ?"
(W. Allen)
Sacré Woody ! Certes, sa réflexion fait sourire, mais elle est en réalité très profonde. Elle met même pour ainsi dire directement le doigt dans la plaie.
Si vous prenez trois pièces de l'époque élisabéthaine sur le même thème, disons "la magie", il n'est pas nécessaire d'être un spécialiste pour s'apercevoir que "
La Tempête" de
Shakespeare, "Faust" de Marlowe et "L'Alchimiste" de Jonson sont tout à fait différentes. Pas seulement par leur "style" et leur vocabulaire, mais surtout et avant tout dans l'esprit.
La véritable question sera donc : comment l'idée que Marlowe ou Jonson ont écrit les pièces de
Shakespeare a seulement pu effleurer l'esprit de quelqu'un ? Ou, plus précisément, pourquoi certains pensent que ce n'est pas
Shakespeare qui a écrit
Shakespeare ?
That is the question, et voilà sur quoi se penche
James Shapiro dans ce pétillant essai. Lui-même un stratfordien convaincu, il sait rester impartial et prendre une distance nécessaire pour nous proposer une remarquable excursion (à la fois amusante et érudite, comme il est dans ses habitudes) aux sources de la controverse shakespearienne. Il ne perd pas de temps avec des petits pions comme Marlowe, Derby ou Florio, et se consacre directement aux deux adversaires de taille : Bacon et Oxford.
Le titre est particulièrement bien choisi, car il ne fait pas référence uniquement à Will de Stratford, mais aussi à son testament qui a mené à beaucoup de spéculations.
Comment est-il possible qu'un génie littéraire de la trempe de
Shakespeare n'y mentionne pas le moindre livre, le moindre manuscrit ? Comment ce poète au coeur immense a-t-il pu léguer à sa chère femme seulement leur "deuxième meilleur lit" ? C'est tout ? Comment ce péquenot du Warwickshire (prétendument) sans éducation, négociant impitoyable qui exigeait (parfois très durement, il faut le dire) le remboursement de ses prêts, pouvait être en même temps l'un des plus grands auteurs de la Renaissance, voire de tous les temps ? Mais la réalité est différente, et plus vous apprenez sur l'homme de Stratford et sur son époque, et plus vous vous rendez compte à quel point.
Il est intéressant que jusqu'au 18ème siècle,
Shakespeare jouissait du privilège d'exister en tant que
Shakespeare. Personne ne se posait des questions sur la paternité de ses oeuvres, éditées et organisées par ses amis dans le "First Folio", publié sept ans après sa mort. Il est célébré sous son nom, et un mémorial à Stratford est érigé à sa mémoire. Personne ne pense alors à garder les "documents" ou chercher des témoignages, et quand on pense à interroger sa petite-fille Elisabeth, sa dernière descendante, il est déjà trop tard. de l'homme de Stratford ne restent plus que ses écrits, et quelques allusions dans l'oeuvre de ses contemporains.
Et ce sont précisément ces écrits hors du commun, mis en contraste avec des documents trouvés, qui mèneront un siècle plus tard à la fameuse controverse.
La période romantique est particulièrement riche en événements. le profil du Cygne d'Avon divinisé par des bardolâtres ne correspond pas toujours aux documents qui refont surface dans les archives (concernant surtout les activités lucratives du Barde), alors d'un côté elle regorge littéralement de forgeries et faux de toutes sortes - lettres privées (y compris celle de la reine Elisabeth), journaux (y compris celui de
Shakespeare) et "notes en marge", habilement créés notamment par W. H. Ireland et J. P. Collier - et d'autre part on s'interroge déjà si ce n'était pas plutôt quelque noble aristocrate qui a décidé de publier anonymement sous la couverture du nom de
Shakespeare.
On pense d'abord au philosophe
Francis Bacon, lord Verulam. Passionnante théorie véhiculée par la brillante Américaine au destin tragique, Delia Bacon (le nom est une coïncidence), remplie de chiffres secrets, messages codés et ingénieuses machines à décoder. Elle trouve pourtant ses partisans (entre autres
Mark Twain ou
Helen Keller), et on finance un voyage en Angleterre à la recherche des manuscrits originaux de Bacon, dont l'emplacement exact serait habilement encodé dans les textes du Barde. Hélas, la cachette est vide !
Tandis que Delia finit ses jours à l'asile psychiatrique, un nouveau candidat est proposé : Edward de Vere, comte d'Oxford. Une théorie du complot royal parfaitement illustrée dans le film "Anonymous" de
Roland Emmerich (à voir surtout pour les beaux costumes), qui gagne de nombreux partisans. Faut-il s'en étonner ? Oxford, lui-même poète à ses heures perdues, semble être un homme idéal pour incarner l'idée moderne que toutes les oeuvres littéraires sont en partie autobiographiques. Soutenue par la psychanalyse freudienne et les nouvelles approches critiques venues d'Allemagne dans les années 30, la théorie oxfordienne gagne du terrain, et propose un nombre impressionnant d'ouvrages sur l'interprétation "autobiographique" des pièces et
sonnets de
Shakespeare.
Une théorie jamais rejetée, d'ailleurs, soutenue (parmi d'autres) par l'acteur Derek Jacobi. Pour l'anecdote, deux véritables procès juridiques (1987, 1988) "
Shakespeare vs. Oxford" ont eu lieu à la demande des oxfordiens, et par deux fois le jury s'est prononcé en faveur de
Shakespeare. Mais l'affaire était suffisamment médiatisée pour qu'on commence à prendre les adversaires au sérieux.
Etrange que personne n'a jamais osé ouvrir la tombe du Barde à la recherche du chaînon manquant. L'épitaphe "Béni soit celui qui épargne ces pierres. Et maudit soit celui qui déplace mes os" rend probablement superstitieux même le plus intrépide des chercheurs. Ceci dit, à quoi bon profaner les tombes, quand on peut recourir au service des médiums ? le livre "Talks with Elizabethans" de Percy Allen - qui a réussi à contacter aussi bien l'esprit de
Shakespeare que ceux de Bacon et d'Oxford - contient quelques révélations insoupçonnées de la plus haute importance.
Que faut-il en penser ? le dernier chapitre est consacré au candidat Will de Stratford, et essaie d'assembler le puzzle identitaire par des observations minutieuses des documents trouvés, de la façon de travailler des auteurs élisabéthains, ou des procédés judiciaires ou éditoriaux de l'époque. Les nouvelles technologies permettent des analyses textuelles qui révèlent des informations surprenantes sur le travail collaboratif, et pourront peut-être bientôt élargir le canon shakespearien par les pièces qui font encore hésiter. Ou, au contraire, d'ajouter d'autres noms à côté de celui qu'on connait.
Une enquête tout à fait passionnante, donc, qui explore tous les méandres de cette curieuse question sur la paternité. Mais si vous cherchez une quelconque morale dans toute cette histoire, la meilleure chose que je puisse proposer est de laisser de côté les spéculations, et de vous tourner directement vers les oeuvres de celui qu'on a toujours appelé
Shakespeare.
Comme il le dit lui-même dans "
Roméo et Juliette" :
"What's in a name ?
That which we call a rose by any other name would smell as sweet". 5/5