Encore un livre sur une période trouble, instable, bancale, entre les derniers combats de 1945 et la capitulation allemande, un moment flou où tout pouvait arriver le bien ou le sordide.
Pour s'attacher à ces heures, il fallait un regard d'une forte originalité. Malgré son jeune âge
Jessica Shattuck réalise une double prouesse, éditer un premier roman poignant au milieu des cendres de la guerre et imposer la douleur des femmes allemandes meurtries par les deuils, un sujet qui peut sembler peu crédible face aux génocides qui ont fracassées les minorités.
Pourtant ce livre qui met en scène des femmes qui se sont battues pour que leurs enfants puissent vivre dans l'apaisement, et trouvent les capacités de s'épanouir, est une très belle réussite littéraire.
Le lecteur s'imprègne peu à peu de la vie de trois familles, ce n'est plus Jessica qui parle aux lecteurs, mais chacune des trois héroïnes qui tracent de leurs mains, et dans leur corps l'histoire de leur destin. Trois femmes brisées par la guerre, parfois des résistantes discrètes, toutes portées par une furieuse volonté de sauver leurs enfants. Elles se racontent à tour de rôle, Elles se nomment Marianne, Benita, Ania.
Marianne von Lingenfels réinvestit le château, le château des ancêtres de son époux, telle une forteresse sur le déclin, Marianne assume son statut de veuve d'un résistant pendu suite à son rôle dans la conspiration menée contre Hitler. Dans le désastre de cette tentative le mari de Benita Connie est lui aussi pendu. Pourquoi se raconter, comment se reconstruire, sinon pour tenter de demander pardon aux enfants, et les mener vers l'acceptation du drame, sauver ce qui peut être sauvé, l'amour, la générosité, le partage car demain doit se construire sur d'autres valeurs que celle des jeunesses hitlérien : page 338, Ania rapporte les propos de Baldur von Schirach, "je veux une jeunesse brutale, despotique, sans peur et cruelle"...
Toute l'intrigue va se crisper quand le brave forestier Herr Muller, est licencié par Marianne, au motif qu'il fut un exécutant des basses oeuvres nazies membre de l'Orpo. Benita est au contraire émue par ce garde qui trouve des gestes de tendresse pour aider Benita.
Le passé et le présent s'invitent et provoquent les consciences. Quand Marianne fait entendre la loi et invite Benita à l'épuration pour des crimes commis, Benita demande de laisser une place pour le pardon.
"Je ne veux pas passer ma vie à regarder derrière moi.. C'était une période horrible. Et maintenant elle est terminée, tu es cruelle Marianne" finit par ajouter Benita page 248.
Benita est à deux doigts d'épouser Herr Muller. Une fracture s'élargit entre les deux femmes qui furent comme deux soeurs. Quel sort attend Martin le fils adoré de Benita ? Martin le fils de Connie.
Connie qui lui laissera une lettre poignante d'émotions, lui dit son amour et sa tristesse de l'avoir abandonnée.
"Je suis mort ma bien-aimée, j'écris tout ceci en matière d'explication, ce que je veux surtout te dire c'est que je t'ai aimé dès le moment,où je t'ai vu le jour de l'Anschluss près de la mare."
Benita ne ressemble pas à Marianne, elles s'opposent par leur personnalité. C'est peut-être aussi pour cela que Benita épousa le meilleur ami de Marianne. Benita était différente, très belle et fragile à la fois, elle possédait une légèreté qui la distinguait de Marianne, comme le signe d'une féminité toute personnelle, ce que l'on peut parfois désigner par une aura particulière de sensualité et d'optimisme. Benita était un être délicat, trop délicat pour cette époque de laideur et de réalité brutale précisait
Jessica Shattuck page 430.
Connie avait laissé à Marianne une autre mission : "prend soin de ma femme lui avait demandé Connie occupe-toi de mon fils, ne laisse pas Benita épouser un cochon de nazi ne laisse pas l'assassin prendre ma place. C'était implicite". Page 245.
Cela ressemblait bien à Benita de mourir d'amour.
Ania, était une femme entière, déterminée, qui tranchait. Son sens des réalités apporta à Marianne, l'aide que la forteresse réclamait. Elle portait la pleine désillusion d'avoir cru en un régime qui sollicitait le courage et l'enthousiasme de la jeunesse. Sa lucidité éclaire ces pages, comme si
Jessica Shattuck tenait à faire parler un témoin lucide, pour dénoncer un régime cynique, violent et trompeur.
La simplicité du récit, le regard vrai de
Jessica Shattuck nous touche, comme un vibrant hommage à des femmes qui ont su rester digne dans la déroute.
Ce livre est une magnifique approche douloureuse de la période la plus tumultueuse de la fin du nazisme.