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Critique de JustAWord


Immense écrivain, l'américain Lucius Shepard est décédé en 2014.
Derrière lui, il laisse une oeuvre immense et à jamais incomplète.
Le Bélial' continue avec assiduité à traduire en langue française les écrits de Shepard avec, cette fois, une novella dans leur désormais incontournable collection Une Heure-Lumière.
L'occasion de retrouver la plume si particulière de l'américain dans une atmosphère poisseuse en plein coeur de l'Asie du Sud-Est.

Double de papier
Thomas Cradle est perplexe. Il a découvert qu'un autre Thomas Cradle existe sur Amazon. Un autre écrivain, comme lui, mais que personne ne semble connaître ni même avoir rencontré. Un écrivain dont la vie serait aussi semblable que dissemblable du vrai Thomas Cradle, notre narrateur. du moins, c'est ce que l'on en sait.
Perturbé, notre auteur passe commande de l'ouvrage écrit par son homonyme : La Forêt de thé. Une histoire lugubre le long du fleuve Mekong entre le Laos, le Viêt Nam et le Cambodge. Impressionné par l'écriture de cet inconnu qui semble pourtant si familier, Cradle s'embarque alors dans une épopée qu'il espère transcendante pour sa carrière.
Cradle. Un nom qui n'est pas un hasard pour Lucius Shepard puisqu'il signifie « berceau » en français et qu'ici, le nom de notre narrateur en dit déjà beaucoup sur les visées métaphysiques du texte.
En effet, le Livre écornée de ma vie allie science-fiction et fantastique dans une tentative de briser le mur du réel et de susciter chez le lecteur un violent vertige Dickien où la réalité devient flou, où les personnages se confondent.
Pour se faire, Lucius Shepard s'imagine un alter-ego littéraire, ce fameux Thomas Cradle qui sert de guide au lecteur le long du Mekong.
On le constate rapidement, Cradle n'a rien d'un héros, ni même d'un anti-héros, c'est un personnage écoeurant, souvent révoltant, qui utilise les gens (et notamment les femmes) pour son propre plaisir et ses propres objectifs personnels. Cradle n'est pas simplement un alter-ego pour Lucius Shepard, il est l'étude de la part noire qui habite l'auteur, son moi discutable voire détestable, à la fois égoïste et hédoniste.

La noirceur qui me guette
L'exercice a donc quelque chose de malaisant, d'autant plus malaisant d'ailleurs que l'action se déporte rapidement vers l'Asie du Sud-Est et que Shepard, qui affectionne tout particulièrement cette région du globe, en tire un portrait plus vrai que nature, un portrait moite, poisseux, glauque et même souvent sordide. On y rencontre des lady-boys et des taxi-girls, un goût pour la prostitution et l'exploitation de son prochain que ne renie jamais le narrateur du Livre écorné de ma vie. Grâce à des descriptions minutieuses et sublimes, l'auteur touche au plus près le lecteur, l'emmenant au coeur de l'Asie avec malice. Attention cependant, le voyage se pare rapidement d'oripeaux Sadiens à mesure que notre Thomas Cradle se vautre dans le sexe et la drogue, qu'il dépasse la bienséance et la morale pour mettre en exergue sa propre déchéance. Une déchéance dont il a parfaitement conscience et qu'il accepte. Shepard s'interroge sur les recoins sombres de l'homme, sur sa capacité à affronter ses vices et à y résister. Mais surtout Shepard s'amuse de sa condition littéraire, étrille les visées narcissiques de l'écrivain, tape sur un milieu imbus de lui-même et au talent plus que discutable. Cradle n'a pas de filtre, et l'on n'aura aucune once de complaisance dans ce texte.
Alors que l'aventure se prolonge le long du Mekong, Cradle se penche sur ce monde étrange qu'il n'avait jamais vu, celui des univers parallèles que l'on pénètre sans même s'en apercevoir, à la manière de Lavie Tidhar dans Aucune Terre n'est promise.
Une multiplicité de versions de lui-même hante la remontée du fleuve, des hommes plus mauvais ou plus faibles, des versions de lui-même qui n'ont jamais été écrivain et d'autres qui ont été bien davantage. Lucius Shepard produit une auto-analyse en mille-feuille qui donne le vertige, qui fait naître des frissons d'horreur dans le coeur du lecteur et dans celui de Cradle à mesure que celui-ci se rapproche de son but et que le récit bascule dans le fantastique.
Que feriez-vous si vous contempliez toutes les versions de vous-mêmes en vous apercevant que vous êtes tous, plus ou moins, mauvais ? Tel John Smith dans l'ultime saison de The Man in the High Castle, la vision des autres Thomas Cradle provoque le malaise et la sensation de (re)découvrir sa propre noirceur oubliée. Au bout, il y a cette animal dans la forêt, mais quel animal ? Soi-même ou un autre ? Pire encore ?
Mené d'une main de maître, ce voyage au bout de l'enfer se délecte du cynisme de son personnage principal et incarne un Lucius Shepard de papier qui laisse perplexe.
C'est certainement là la marque des grands, que de produire des oeuvres capables de nous faire sortir de notre zone de confort et de nous secouer au profond de notre être en nous jetant en pâture à des personnages douteux et, pour tout dire, profondément humains dans leur inhumanité.

Novella dérangeante et d'une noirceur qui colle et déborde d'entre les pages, le Livre écorné de ma vie joue la carte du vertige métaphysique pour une virée sur le Mékong aussi sexuelle que glauque et moralement douteuse. Lucius Shepard visite les recoins sombres de son âme et joue avec la nôtre au passage. Déroutant et délicieusement risqué pour le lecteur comme pour son auteur.
Lien : https://justaword.fr/le-livr..
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