Publiée en 2003 par le Dora Teitelboim Center, New York, une surprise de taille avec ces fables d'
Eliezer Shtaynbarg (on trouve aussi Steinbarg et d'autres orthographes), né en 1880 en Bessarabie, russe à l'époque, ukrainienne aujourd'hui, mais située en Roumanie à l'époque de la publication de ses fables, qui furent un succès de librairie, peu après sa mort (en 1932, il a pu voir les épreuves du livre). Shtaynbarg était très probablement de nationalité roumaine, et ses fables ont d'ailleurs été traduites en roumain. Traduction, en effet, car Shtaynbarg écrivait en yiddish et, parfois, si j'en crois la préface, en hébreu pour la rime, la seule autre langue dans laquelle ses fables ont été traduites, avant l'anglais. Cela étant, si vous parlez de ces fables à un Roumain, même universitaire…
Même ailleurs, le fabliau, comme un
Itzik Manger, est tombé dans un oubli déprimant, malgré le remarquable travail de traduction et d'illustration, notamment les dessins en miroir. Pour la France, on peut lire quelques fables traduites dans Anthologie de la poésie yiddish par
Charles Dobzynski, qui a dédié son livre à
Dora Teitelboim, justement. Ce sur quoi ne nous renseignent guère ce livre et l'anthologie, c'est la question du lieu, car tous ces auteurs pour beaucoup à la fois juifs, germanophones et roumains, sont passés pendant l'entre-deux-guerres par Tchernivtsy, actuellement en Ukraine, en allemand Czernowitz et en roumain Cernăuți. À cette époque, il y avait dans la ville une université roumaine et une atmosphère d'effervescence intellectuelle y régnait, bien décrite dans certains livres allemands auxquels j'espère revenir, si bien que la ville a concentré l'essentiel de la culture yiddish (outre Shtaynbarg, qui y a vécu,
Paul Celan,
Rose Ausländer,
Selma Meerbaum-Eisinger,
Robert Flinker, Avrom Goldfaden,
Itzik Manger, et autres, tous du coin) de l'époque.
Sur le fond, pour y arriver enfin, je trouve ces fables remarquables. le traducteur les inscrit dans la tradition mondiale :
La Fontaine, Ésope et Krylov, ainsi que celle du judaïsme. J'ajoute que les écrivains « yiddish » de Cernăuți lisaient tous ou presque le roumain et que la littérature roumaine a comporté une importante tradition en matière de fables et que, jusqu'à un certain point, elle a aggloméré de multiples influences, ce qui rend leurs disparitions si désespérantes. Pour le contenu, la comparaison avec
La Fontaine est valable, quelques titres : le corbeau et le canari, le cochon et le coq. Cependant, les objets du quotidien y trouvent plus leur place, ainsi que la religion (le miroir et l'ange, le poignard et la scie) ou, plus généralement, la morale, que viennent souvent contredire d'une part l'absurde, mais surtout la réalité. le style est brillant, drôle, plein d'esprit, mais plus mélancolique et moins affirmatif que celui des plus célèbres fables françaises. L'auteur porte un regard lucide et quelque peu désabusé sur le monde, plein de sympathie pour les petits (cf. la baïonnette et l'aiguille) et d'irrévérence pour les grands (le poignard et la scie). Bel exemple de chef d'oeuvre inconnu.