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Critique de Deleatur


Les idées les plus simples sont souvent les meilleures. De fait, celle qui ouvre le roman de Stefan aus dem Siepen est d'une simplicité déconcertante : dans un passé indéterminé, ni tout à fait médiéval ni tout à fait moderne, un village est établi à l'orée d'une immense forêt, petit monde bien ordonné et sans autre souci que celui des jours qui passent. Un jour, on découvre une corde serpentant dans l'herbe d'un pré et qui se perd parmi les ombres de la forêt. On tire vainement dessus : quelque chose la retient. C'en est dès lors fini de la quiétude de ces villageois : obsédés par cette corde, il leur faut découvrir l'origine de son mystère.
Le récit épouse délibérément la forme du conte, et on pense inévitablement aux frères Grimm pour ses influences. Le tableau de cette forêt profonde, les énigmes qui s'y dissimulent et les loups qui la hantent : tout renvoie le lecteur à de lointaines et délicieuses inquiétudes d'enfance. Quant au personnage de l'instituteur Rauk, qui mène la troupe des paysans au son aigrelet de sa flûte, il semble sorti de la célèbre ballade de Goethe, le Preneur de rats. Bref, il y a ici une évidente profusion de références, que l'auteur s'amuse à mettre en scène dans une langue claire et alerte mais sans envolées lyriques : la narration se veut d'abord efficace. Pour autant, elle ne se contente pas trop sagement de la ligne droite que suggère la corde : on s'intéresse à l'expédition mais aussi à ceux qui rebroussent chemin, et surtout à ceux qui sont restés au village, et qui désespèrent bientôt de jamais revoir les absents.
Très vite se pose la sempiternelle question, l'éternel point Godwin de la littérature allemande contemporaine : cette fable est-elle ou non une parabole sur le nazisme ? Les extraits de presse que reproduit la quatrième de couverture et ceux que j'ai pu trouver ici ou là n'en font pas mention. L'auteur lui-même l'a à moitié démenti. En ce qui me concerne, pourtant, j'ai été frappé de certains motifs qui courent en filigrane sous le récit. Il est inutile de chercher ici un tableau du nazisme en tant que système totalitaire. Ce qui intéresse manifestement l'auteur, c'est plutôt la racine de tous les fascismes, à savoir la perversion d'un groupe d'individus frustes par un chef charismatique : Rauk ne séduit en effet les paysans que pour mieux les entraîner. Il est d'abord le Verführer (le séducteur, au sens de corrupteur), avant de devenir explicitement le guide (le Führer) de l'expédition. Rauk, de plus, n'est qu'un nabot malingre, mais dont l'art oratoire recèle une puissance cachée. Il se défait de ceux qui contestent son pouvoir et subjugue les autres, au point de transformer ces braves paysans en pillards aventuriers qui n'ont plus ni feu ni lieu. Oubliés, les femmes, les enfants, les travaux de leurs champs, et toute morale : il n'est plus question que de poursuivre la quête, aveuglément, sous l'aiguillon de leur chef fanatique, et sans retour possible. Il leur faudra continuer coûte que coûte, marcher encore et encore, aller toujours plus loin dans l'inconnu et dans l'horreur, ainsi que le chantaient en leur temps les Jeunesses Hitlériennes : « Wir werden weiter marschieren ». Et quand leur monde tombe en ruines et que le mythe qui les avait enchaînés s'effondre, il ne reste plus de place que pour la violence et la cruauté de l'épilogue.
Une fable intelligente sur le cynisme des chefs, le caractère meurtrier de leurs illuminations, et sur la soumission consentante de l'individu. C'était là quelques-uns des ressorts originels du nazisme, les plus universels sans doute, et je crois qu'il est plus que jamais utile de lire ce genre de texte aujourd'hui.
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