C'est avec grand plaisir que j'ai reçu ce livre de la part de Babelio dans le cadre de la Masse Critique et je les remercie, ainsi que les éditions Gallimard pour cette belle découverte.
Dai Sijie nous emmène en voyage dans un pays lointain, le toit du monde, le Tibet, avec ses contrées, ses mythes, ses légendes et ses croyances que peu connaissent en profondeur.
Possédant une connaissance assez superficielle de la culture tibétaine et de ses traditions, de son passé et du présent qui en a surgi, de la vie de ce peuple, j'ai suivi le vieux peintre Bstan Pa, en aveugle fidèle, je n'étais pas perdue, un peu mal à l'aise peut-être, complètement immergée dans un monde inconnu, où les trop longs trajets et les labyrinthiques incursions dans les lois et les hiérarchies étaient agrémentés des noms dont le mystère n'était dévoilé que dans les Notes finales.
Mais l'essence universelle du message m'a éclairé la voie, et l'amour, le chemin de vie et de création, la liberté d'esprit m'ont donné de bons repères.
J'ai pu retrouver la vue devant la description amoureuse des tankas, de leurs couleurs, de leur composition et du travail minutieux de l'artiste, de son labeur dans l'acte de création.
La construction du roman suit plusieurs temps d'expérience humaine qui se succèdent de façon anachronique, comme des multiples ramifications, des branchements d'un même chemin : d'un côté le lama, la peinture, la création, l'émerveillement, l'amour, de l'autre côté l'horreur, la brutalité des gardes rouges de la révolution culturelle, la violence, la sauvagerie, la haine, ("quand on te crève les yeux, ce n'est pas seulement la vue que tu perds, mais aussi le pouvoir de ton esprit.")
Et là les phrases qui s'entrechoquent sont porteuses d'images contradictoires et tellement révélatrices du pire et du meilleur chez l'homme.
Le passé est doublement fort, par la création de la beauté, la foi, et par le souvenir et sa résistance au présent, et cette foi soutient et sauve le vieux peintre Bstan Pa. le passé est comme une feuille souple et fine qui se maroufle sur une surface rigide et froide, jusqu'à l'épouser pour la faire disparaître. Paradoxalement, le support sans âme soutient la beauté de la toile marouflée.
"Que cherches-tu, mon garçon ? le sucre roux que je mettais jadis dans ton thé ?"
Le passé et sa beauté est le souffle de vie de Bstan Pa, la force de sa faiblesse. "Applique-toi, se dit-il. Rappelle-toi la devise de Snyung Gnas : "On ne peint pas avec le coeur, mais avec la tête." Aussi doué soit-on, on ne doit jamais relâcher sa concentration, qui seule donne de la vigueur aux traits et du relief aux couleurs".
J'aime entendre par là ce que
Henri Michaux dit dans ses
Poteaux d'angle :"Garde intacte ta faiblesse. Ne cherche pas à acquérir des forces, de celles surtout qui ne sont pas pour toi, qui ne te sont pas destinées, dont la nature te préservait, te préparant à autre chose.""Il faut un obstacle pour un savoir nouveau... et une nouvelle intelligence." Et le vieux peintre Bstan Pa garde sa faiblesse.
Une fois arrivée à la dernière phrase du livre, je cherche à trouver des tankas pour m'émerveiller devant leur somptuosité éblouissante et y découvrir l'enchantement du peintre : la magie des lapis-lazuli, l'intensité et la lumière que donne le mélange d'orpiment et d'indigo connu comme le vert perroquet, le cinabre, le safran, et cette odeur si particulière du minéral, les pigments finement broyés qui gardent encore le subtil parfum, et surtout ce violet qui n'est surtout pas un mélange de bleu et de rouge, mais un broyat d'améthyste, et l'orpiment ombré de minium ou le lavis de vermillon finement broyé. C'est le peintre, son esprit et l'esprit du minéral, c'est une ouverture à l'initiation, la naissance de la beauté après un long, patient et douloureux travail de conception et d'accouchement.
Dai Sijie, en bon compagnon de route, bon reporter de guerre et de beauté, a écrit une toile et réussi à sublimer l'horreur et nous faire voir la beauté qui en prend naissance.