L'on n'échappe à sa condition pas plus, semble-t-il, qu'on n'échappe à son destin. Telle pourrait être la morale de "
Faubourg", roman dont il faut au moins deux lectures pour bien saisir la sombre complexité de son héros, René Chevalier, qui, plus tard, s'est fait appeler René de Rittter ... Au hasard de ses aventures autour du monde, en quête de L'OCCASION qui le rendrait riche, qui le remettrait à la place qui lui est due (car, dès l'enfance, il ne se sentait pas à son aise dans la ménage petit-bourgeois de ses parents, lesquels semblaient toujours s'attendre à ce qu'il finît sur l'échafaud), René en a porté, bien des noms. Tout comme il a fait autant de petits boulots sans gloire, comme barman sur un navire, que de postes gratifiants, notamment greffier à Tahiti. Il a fait aussi de
la prison, à Panama, pour escroqueries diverses . Mais il ne s'est élevé en rien. Revenu en France, nous prenons tout de suite à ce sujet, quoiqu'indirectement, l'avis de Fredo, truand parisien, sur l'oiseau : "Un amateur."
Fredo, qui fait régulièrement sa belote rue de Douai, dans la capitale, n'a pas tout à fait tort. Léa, la prostituée en maison rencontrée à Clermont-Ferrand, que de Ritter a convaincue de vivre avec lui, finit par penser la même chose. C'est qu'elle voit mal, Léa, blondinette dodue et sympathique, pour quelles mystérieuses raisons son René a éprouvé le besoin de revenir dans sa ville natale, qu'il a quittée pour s'engager à dix-sept ans, direction le Tonkin, et où personne ne le reconnaît plus, maintenant que, à quarante-et-un ans passés, en pardessus cintré, avec son jonc à pommeau d'or et son profil de comédien, que rehausse une fine moustache, il entreprend de la visiter en long et en large pour raviver ses souvenirs et constater que, s'il a changé, la ville aussi.
Ainsi, Albert Tihon, avec qui René jouait enfant dans la cour de l'auberge, lui fait signer le registre de son hôtel sans se douter un seul instant à qui il a affaire. Seule, Tante Mathilde, une amie de la famille chez qui il se rend un soir pour tenter de grappiller un peu d'argent - au début, les discrètes "passes" de Léa ne rapportent pas grand chose au couple - n'a aucune difficulté, elle, à discerner, dans les yeux hantés du quadragénaire, ceux, plus naïfs mais toujours pleins d'orgueil, de l'enfant à qui elle offrait jadis toutes les friandises que recelait son modeste appartement. le petit René a besoin de mille francs "pour un ami" ? Si Tante Mathilde ne se fait aucune illusion sur l'identité de cet ami, elle donne sans sourciller les mille francs en question. Cet enfant grognon, difficile, que ses parents avaient tant de mal à comprendre, a toujours sa place dans son coeur. Elle connaît ses roueries et ses qualités et se désole, elle aussi, de lui voir préférer les premières aux secondes. Elle n'a pas de plus grand espoir que de le voir "se poser" enfin dans sa ville natale. En se mariant, par exemple. Justement, elle lui rappelle que la fille du cordonnier, Marthe Soubirot, avec laquelle il jouait enfant et avec qui il a même échangé ses premiers baisers d'adolescent, ne l'a pas oublié, elle non plus. Oh ! Certes, l'âge en a fait ce que, dans ce genre de ville et à l'époque, on nomme "une vieille fille" - Marthe a trente-huit ans - mais n'empêche, elle aime toujours René ...
Personnage très difficile à cerner - un mou avec de subits éclats d'énergie ou un fort que mine une sombre dépression qui remonte à son enfance peu aimée, ou encore un mélange des deux ? - René de Ritter qui, entretemps, est parvenu à arracher dix mille francs à la pauvre Mme Tihon contre promesse que Léa quitterait la ville (en parallèle, il ordonnait à celle-ci de prendre effectivement
le train pour Paris mais de s'installer dans un hôtel de la ville voisine avant de la faire revenir en catimini dans le minuscule "quartier chaud" qu'elle venait à peine de laisser derrière elle), René de Ritter, qui affiche partout son assurance et son mauvais caractère, son aigreur et son mépris, se laisse en quelque sorte influencer. Pas mauvaise, l'idée de la Tante Mathilde car la famille Soubirot, malgré l'intoxication au genièvre du père, natif de Dunkerke, ce n'est pas seulement un magasin de chaussures, c'est aussi plusieurs maisons qui, louées, rapportent pas mal ...
Contre l'avis de sa mère, qu'il s'est enfin décidé à aller voir et qui, elle, ne le trouve absolument pas changé, cet "absolument" dissimulant assurément pour elle les pires vilenies imaginables, contre celui de Léa qui, en dépit de tout, est amoureuse de lui, et - le lecteur le sent bien - contre son propre instinct qui lui souffle qu'épouser Marthe, ce n'est tout simplement que retrouver sa place sur l'échiquier d'un
faubourg qu'il a haï et rêvé, dix-sept ans durant, d'abandonner loin derrière lui, fût-ce à n'importe quel prix, René épouse donc Marthe.
Et il prospère, mais oui, car ses dons d'homme d'affaires se révèlent pleinement dans cette entreprise où l'escroquerie n'est guère pratiquée. On songe même à lui pour le Conseil municipal. Pourquoi pas ? ... le problème, c'est qu'il tient désormais autant à Marthe qu'à Léa, à l'odeur des boîtes de chaussures du magasin qu'aux "papiers" qu'il rédige pour le journal du coin avec toute l'expérience qu'il a ramenée des pays tropicaux, à cette petite vie banale, étriquée, qu'il a si longtemps vilipendée, qu'à ses souvenirs flamboyants de jeune escroc, mi-gigolo, mi-proxénète, laissé à la dérive de la vie pendant près d'un quart de siècle ...
Qui aime-t-il ? Léa ou Marthe ? Et lui-même, s'aime-t-il - c'est peut-être la question la plus importante ? Cette rage, furieuse et insinuante, que le lecteur perçoit, dès les premières pages, dans le personnage, ne vaut-elle réellement que contre
les autres ? N'occulterait-elle pas, malgré l'orgueil immense qui la recouvre, une énorme, une teigneuse, une invincible soif d'auto-destruction ?
Vous le saurez si vous vous penchez sur ce roman de
Simenon qui, à la première lecture, peut passer facilement inaperçu, voire carrément mineur mais qui, en fait, est loin de l'être. Tout est axé sur le personnage central dont nous ne découvrirons jamais réellement la clef. Un raté ? Un bi-polaire (comme on dirait aujourd'hui) ? Jusqu'au bout, René Olivier, dit René de Ritter, nous demeure une énigme : le pire est sans doute qu'il y a gros à parier que lui-même n'y voit pas plus clair - à moins qu'il ait renoncé à y regarder de plus près par peur d'y déceler des ombres indésirables ... ;o)