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Critique de Woland


Woland
30 septembre 2014
"La Guinguette A Deux Sous" débute à la Santé où Maigret vient rendre une dernière visite à Jean Lenoir, vingt-six ans, jeune chef d'un gang de Belleville, condamné à mort pour assassinat. Bien qu'il l'ait arrêté et le sache coupable des pieds à la tête (si l'on nous permet ce jeu de mots de mauvais goût ), Maigret n'en conserve pas moins une sorte d'estime pour le jeune homme. Et puis, c'est tout de même une vie gâchée bien jeune ... Lenoir acquiesce mais se montre fataliste : il a pris des risques, il assume. Et puis, rêveur, le voilà qui laisse tomber qu'il en connaît au moins un qui devrait, lui aussi, monter à l'échafaud mais qui ne le fera sans doute pas parce que la Chance l'accompagne. Il évoque aussi une sibylline "guinguette à deux sous" où le commissaire, s'il voulait s'en donner la peine, serait susceptible de retrouver cet assassin heureux ...

Vous commencez à en savoir pas mal sur le commissaire Maigret : dans la canicule d'un Paris estival "où l'asphalte devient mou sous les pas" et bien qu'il ait promis-juré à son épouse de la rejoindre en Alsace, la "guinguette à deux sous" lui tourne dans la tête, comme l'un de ces airs lancinants et pas toujours très malins qui vous font oublier absolument tout le reste. D'abord où ça, une guinguette ? Sur la Marne ? Sur la Seine ? Et pourquoi "à deux sous" ? Est-ce une expression qui désigne vaguement un établissement semblable à tant d'autres sur les rives de la banlieue parisienne ou bien est-ce une enseigne en bonne et due forme ? Maigret se tâte, Maigret peste, Maigret allume et éteint sa pipe ... et finalement, le Hasard, comme si souvent chez ce limier qui fonctionne plus à l'instinct qu'au raisonnement holmesien, lui fait une fleur. Venu s'acheter un nouveau chapeau melon, le commissaire croise dans le magasin où il est entré un joyeux luron qui, lui, est en quête d'un haut-de-forme d'un genre bien spécial car il va participer à la parodie d'une noce villageoise, avec ses amis, dans une guinguette, là-bas, au bord de l'eau ...

... Ca y est : nous voilà partis. C'est lent pourtant ou alors, plus exactement, décalé. Un peu comme ces scènes où, dans certains films, pour marquer l'hébétude ou le flou qui s'empare de la cervelle du héros, victime par exemple d'un coup sur la tête ou d'une drogue lâchement administrée par le méchant de service, l'image se décompose à la manière du "Nu descendant un escalier" de Marcel Duchamp tandis que la bande-son ralentit elle aussi et se désolidarise de l'action. L'étrangeté culmine, le spectateur ne sait plus très bien qui est qui - et même qui il est, lui, et s'il est bien là, devant l'écran. Dans le roman de Simenon, la fameuse noce villageoise, qui ne dure en tout et pour tout qu'un week-end, le temps pour l'un des participants de se retrouver à son tour tué d'un coup de revolver, roule et déroule ses anneaux de serpent déguisé et encotillonné, avec des maquillages au fard gras et au bouchon noirci, des hommes déguisés en belles-mères possessives et des femmes qui jouent le rôle de mariniers. A peine ses remous se sont-ils éteints depuis longtemps, qu'elle hante toujours le lecteur, désormais incapable de désunir l'assassinat d'aujourd'hui de celui évoqué par Lenoir avant sa rencontre avec la Veuve.

Et Maigret trône au milieu de tout ça. A sa manière si massive, si bourrue et si "vraie" qu'on lui demande de tenir dans la noce le rôle du notaire de province ! Jusqu'au moment où l'on comprend qu'il est fonctionnaire de police et que la gêne s'installe avant de se libérer (?) par le coup de feu tiré le lendemain dimanche.

Apparus pour la première fois grimés dans l'ouvrage, l'intégrale des personnages conservent jusqu'au bout des allures de scène théâtrale. Il y a le charmant, drôle, pétillant Marcel Basso, gros importateur de charbons, qui s'offre un bel appartement à Paris et une villa au bord de la Marne avec une femme aimante et un petit garçon qui l'admire. Il y a Mado Feinstein, sa maîtresse, épouse du chemisier que Basso va tuer pour ainsi dire devant témoins. Et plus encore le passé de Feinstein, un drôle de mari qui faisait chanter les amants successifs de sa femme, un passé appeler à peser lourdement sur l'intrigue. Mais le personnage le plus attachant de l'histoire, s'appelle James. Tout simplement. Je ne me rappelle pas son nom de famille - je ne me rappelle même pas si l'auteur lui en a donné un. Nonchalant, blasé, tel un héros maître dans l'art du spleen et sorti tout droit d'un poème de Baudelaire , James vague entre son bureau - où il se montre bon employé - et le minuscule appartement où il vit avec la femme qu'il a épousée. Entre les deux, il se réserve une sorte de jardin secret, "La Taverne Royale", où Maigret finit par le rejoindre plus ou moins régulièrement, lui aussi comme envoûté par ce personnage insolite, qui ne cherche pas plus à se faire comprendre d'autrui qu'il ne tient à se faire comprendre des autres. James, dont on retiendra qu'il boit comme une outre mais n'est jamais ivre. Ou plutôt qu'il l'est à la manière de ces hommes qui, jouissant d'un métabolisme particulier et ayant atteint un certain niveau dans l'ivresse, ne le dépassent plus bien qu'ils continuent à boire.

"La Guinguette A Deux Sous" a cette atmosphère à la fois désenchantée, onirique et bizarrement intemporelle quoique profondément typée de certains films français des années trente - je pense à ceux de René Clair mais surtout à ceux de Jean Vigo. Car le premier obéit à un rythme toujours vif et allègre tandis que Vigo est plus lent, pour ainsi dire flâneur. Vigo rêvasse ... tout à fait comme James et comme Maigret à "La Taverne Royale."

Le réveil, bien sûr, sera pénible. Pour Maigret, pour Basso et pour le lecteur. Pour l'assassin que faisait jadis chanter Lenoir, ce sera différent : depuis longtemps, c'est la vie qui lui est pénible. Alors, tous comptes faits ...

Un Maigret un peu hors-norme mais qui, en dépit de ses différences, séduira et deviendra peut-être, qui sait ? l'un de vos préférés. ;o)
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