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Critique de Woland


Georges Simenon est un "poseur" d'ambiance incomparable. La chose a déjà été dite, redite et radotée sur tous les tons mais, avec "La Maison du Canal" - dont l'action se déroule là encore dans un milieu dominé par l'eau des polders flamands - elle s'impose de façon si tranquille, si assurée et en même temps si éclatante qu'il faut bien la mentionner une fois de plus. Tout se passe comme dans ces spectacles de music-hall où, sur une scène absolument déserte, on voit débarquer, à petits pas traînants, un petit homme qui n'a l'air de rien, armé d'une valise elle aussi de taille minimale. L'expression de l'homme est ou triste, ou neutre mais il est clair que cette scène vide ne lui convient pas. Méthodiquement, avec un soin réfléchi, il fait alors jaillir de son sac toutes sortes d'accessoires et, peu à peu, l'on se retrouve avec un véritable décor, désormais débordant de vie sous la large tache pâle du projecteur de service. Un décor où notre petit homme improvise un authentique spectacle, angoissé, tendre, inquiétant, comique - au choix. Attention ! Ne pas confondre avec l'éblouissant panache du prestidigitateur du numéro précédent ! Ici, pas de paillettes, pas de trompe-l'oeil, pas d'illusion - rien que la vérité.

La littérature enfantine nous offre un personnage similaire, et pas n'importe lequel : Mary Poppins, toujours armée de son parapluie à bec de canard qui parle et d'un sac en tapisserie il est vrai plus conséquent en apparence que celui de notre petit artiste de music-hall, sac dont elle tire elle aussi un à un, et avec le plus grand naturel, des articles tous plus solides et plus "présents" les uns que les autres.

Eh ! bien, Simenon et sa "Maison du Canal", c'est Mary Poppins et notre petit artiste de music-hall anonyme réunis. Vous imaginez un peu ? ... ;o)

On n'a pas le temps d'aspirer une ultime gorgée de "notre" réalité que, paf ! dès la première page, on se retrouve immergé dans les paysages uniformément plats et humides sur laquelle se détache "La Maison du Canal." Tout est noir dès le départ - bon, me direz-vous, chez l'auteur belge, ce n'est pas une nouveauté, ça. C'est vrai mais alors là, c'est le deuil complet : la cousine Edmée, jeune fille de la ville wallonne qui vient de perdre son père et qui voyage engoncée dans un noir intégral, débarque chez ses cousins flamands qui eux, vont perdre le leur la nuit même de son arrivée. Pour reprendre une expression très parlante, c'est "la totale." Deuil par-ci, deuil par-là, la pluie qui n'en finit pas, un paysage calamiteux et désolé, de la boue partout, une famille effondrée, surtout quand elle découvre que le défunt a laissé plus de dettes qu'autre chose, et une veuve - la soeur de la mère d'Edmée en fait - qui ne parle pratiquement pas français. Fort heureusement pour Edmée, les enfants, Mia, l'aînée des filles, et les deux grands fils, Jef, qui est venu accueillir sa cousine à la gare dans une charrette si j'ai bien compris assez digne de notre Ankou breton, et Fred, désormais l'héritier de tout, sont bilingues.

Ouf ! Nous voici soulagés pour un temps. Mais pas pour longtemps.

D'abord, Edmée la Mince, Edmée l'Anorexique pourrait-on même ajouter, Edmée la-fille-de-la-ville, n'est pas vraiment sympathique. Fille unique, elle a perdu sa mère assez jeune et s'est habituée à retenir tout le temps et partout l'attention de son père, lequel était médecin, un statut social dont elle tire grande fierté. D'ailleurs, elle a apporté dans sa malle tous les ouvrages médicaux du mort et souhaite un temps se mettre, elle aussi, à l'apprentissage de la science d'Hippocrate. Peu à peu, le lecteur devine que cette jeune fille si bien, si rangée, en dépit de tout ce qu'elle peut exprimer de méprisant et de révulsé sur le sexe et la chair, est fortement attirée par ceux-ci. Elle professe aussi détester ardemment Fred, l'aîné de ses cousins, un sensuel s'il en est, toujours à courir après les filles, dans les polders ou dans la petite ville provinciale qui constitue, pour cette région, ce qu'une métropole grouillante de vices représente pour un hameau de trois fermes avec son épicerie-bistrot. Elle le professe, elle le chuchote, elle le clame, elle le crache ... mais il n'en est rien. Bien au contraire. Fred l'attire comme l'aimant attire son jumeau. Cela dit, physiquement parlant, Edmée n'est pas trop le type de Fred.

En revanche, et dès le premier soir, Edmée a produit son petit effet sur Jef, le cadet, un personnage un peu à la Quasimodo (un peu, seulement ), un taiseux qui aime à clouer des écureuils morts sur des planches, connaît à peu près tout ce qu'il faut savoir sur le domaine - et notamment sur les canaux et leur remplissage, le point est très important - et auprès de qui, au début en tous cas, Edmée passe beaucoup de temps. Oh ! en tout bien tout honneur. Mais platoniquement ne signifie pas que l'amour et le désir soient incapables de s'infiltrer dans un coeur. Jef n'a peut-être pas le physique de Don Juan mais, que voulez-vous, ça n'empêche pas les sentiments.

Là-dessus, Simenon nous brode une histoire de domaine familial qui s'en va à la dérive en raison des erreurs du père défunt et que l'oncle et subrogé tuteur des enfants voudrait bien récupérer pour lui. Soyons honnêtes : dans cette histoire, Fred n'est pas des plus clairs et se livre, pour s'amuser lui aussi, à quelques ponctions financières qui plongent sa malheureuse mère dans l'embarras car seul l'oncle peut renflouer la caisse. Et puis, voilà que la tuberculose se déclare chez Edmée, qui n'a jamais été bien vigoureuse. Rien que des points humides qui se résorbent vite mais Edmée s'entête : être malade, c'est river l'attention sur sa petite personne.

Un jour, l'inévitable est prêt de se produire entre un Fred passablement éméché, et une Edmée qui le défie, mais retentit alors le rire d'un indiscret ...

Et c'est là que tout se corse. C'est là que prend naissance un drame dont la phase ultime ne se concrétisera qu'à la fin du livre.

Ténèbres, envoûtement sans sorcières, un univers rural méfiant qui rappelle parfois le fantastique à la Seignolle, oppression tantôt parfaitement légitime, tantôt irraisonnée, des personnages denses, rudes, charnels, impulsifs, dont Simenon nous décrit, avec un art supérieur, les états d'âme les plus profonds quand, avec le machiavélisme de l'écrivain roué et sûr de sa force, il ne se contente pas de nous en faire entr'apercevoir, çà et là, un reflet, puis un autre, encore plus inquiétants que s'ils se révélaient à nous dans le bloc, têtu et ardent, de leur intégralité, un climat général d'étrangeté, aussi plat que le paysage et néanmoins complètement décalé : "La Maison du Canal", l'un des meilleurs "romans durs" de son auteur, vous accueille et vous emprisonne dans ses rets pour votre plus grand plaisir. C'est pesant, c'est angoissant, c'est prévisible - et c'est sans espoir. La fin ne pouvait être différente. Notre instinct nous le souffle dès les premiers chapitres mais, tels les enfants séduits par le Joueur de Flûte de Hamelin, nous emboîtons le pas à un Simenon qui nous guide loin, là-bas, très loin, là où les polders flamands se perdent dans un horizon universellement plat et sans surprises.

Enfin, quand j'écris "sans surprises", c'est pour la forme ... ;o)
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