Roman étonnant que celui-là, le premier pour lequel, selon ses dires,
Simenon ressentit le besoin d'écrire une préface. L'action, déjà, se situe à Batoum, en URSS, dans les années trente, pays où le romancier avait visiblement passé quelque temps et en était arrivé à des conclusions sur le régime communiste que le Temps n'a fait que conforter . Comme héros, il a choisi Adil Bey, que la République de Mustapha Kemal expédie là-bas comme consul. A noter que, à cette époque, il n'existe à Batoum que trois consulats étrangers : l'italien, le persan et le turc. Autre fait à signaler - il est important : le prédécesseur d'Adil Bey est mort d'une crise cardiaque - conclusion officielle - mais tout le monde évoque ce décès à mots plus ou moins couverts.
Il est vrai que, sous le régime stalinien, on parle toujours plus à moins à mots couverts de tout. Très souvent, on nie carrément l'évidence. Surtout les autochtones appelés à côtoyer les "étrangers" que sont les gens des consulats. Dans l'URSS de Staline, tout le monde mange à sa faim, tout le monde est chaudement habillé pour l'hiver, tout le monde est heureux - tout est parfait . (Cessez de rire, s'il vous plaît, vous, là-bas, au fond ! ) Mais, dès le début, Adil Bey se rend compte que tout cela n'est que duperie. Il voit, à
la porte des coopératives, les queues des citoyens lambda dont, tous les jours, près de la moitié retourne chez elle sans avoir pu acheter quoi que ce soit. Il voit les femmes qui, sur les docks, font les débardeurs, comme les hommes : une blouse sale et un cache-sexe, pas même de chaussures et un travail épuisant qui leur paie à peine de quoi ramener un peu de pain à leur famille. Quand il sort pour "faire la fête" avec John, de la Standard OIl Company, un Américain qui semble vivre à demeure à Batoum depuis des années, c'est pour s'apercevoir que les prostituées, les musiciens, les serveuses et même les clients du bar où ils se trouvent jouent, eux aussi, la comédie de la joie, voire de l'ivresse. Et lorsqu'il sort de la boîte, c'est pour voir un homme tomber dans la pénombre sous les balles de poursuivants arborant les casquettes vertes du Guépéou. Là aussi, tout le monde détourne le regard et quelqu'un saisit à temps le bras d'Adil Bey, lequel, malheureux et probe innocent, voudrait se renseigner, aller voir de plus près, porter éventuellement secours à l'homme écroulé.
Le Guépéou ... Il est partout et nulle part. Mais Adil Bey est tout de même singulièrement gâté en la matière puisque ses voisins d'en-face, les Koline, sont intimement liés à cet organisme. le mari en fait partie, son épouse finira par trouver un poste qui lui est lié et sa soeur, Sonia, qui n'est autre que la secrétaire nommée par les Soviétiques auprès d'Adil Bey, est elle aussi, même si le Turc met longtemps à en obtenir la preuve tangible, non seulement membre du Parti mais aussi aux ordres de la Police politique de Staline.
Dans ce monde glacé, dont il ne comprend pas la volonté d'élever le mensonge et l'obéissance absolue au Parti au rang de vertus pleines et entières, Adil Bey est vite déstabilisé. D'abord, il ne parle pas le russe - bien qu'il en apprenne pas mal, tout de même, au fil des mois passés dans la ville pétrolière. Ensuite, il se demande - vous me passerez l'expression pour un musulman mais il faut dire qu'il a été élevé chez les Frères Chrétiens, à Ankara - si c'est du lard ou du cochon . Sa secrétaire, Sonia, l'attire singulièrement - elle finira par devenir sa maîtresse. Mais en même temps, il doute de la sincérité de ses sentiments. Elle est "aux ordres", il le sent. Mais pourquoi ?
Pourquoi espionner tout le temps, tout le monde, et partout ?
La paranoïa stalinienne qui, pourtant, n'a pas encore atteint son zénith mais se déchaînera sous peu dans toute son horreur, empoisonne l'existence du pauvre Adil Bey au point de le faire sombrer dans la dépression. Mais il y a pire. Il commence à cracher du sang, il s'affaiblit ... Et il se met, lui aussi, à se méfier de toutes et de tous : bientôt, il est sûr qu'on l'empoisonne. Mais qui ? comment ? et plus encore, pourquoi ?
Qui est vite trouvé : c'est Sonia. Au cours d'une scène d'une intensité rare, car Adil Bey est pratiquement le seul à parler, à bouger, à trahir des sentiments humains pendant les trois quarts des feuillets où elle s'inscrit, la jeune Soviétique avoue sans détour. Tout comme elle avoue avoir empoisonné le précédent consul turc. Et à Adil Bey, qui lui demande, effaré, pourquoi elle a agi ainsi, si c'était sur ordre ou pas, Sonia déclare que c'est surtout parce qu'elle ne supportait plus tous les privilèges dont bénéficient les "étrangers" alors que les Soviétiques, y compris les agents du Guépéou, comme son frère et elle, ont tant de peine à se procurer de quoi manger chaque jour à satiété. Elle demeure imprécise sur la réalité d'ordres qui lui auraient été donnés en ce sens, elle pleure, elle passe la nuit avec Adil Bey et accepte de partir avec lui. Sans visa pour elle et tout à fait à l'aventure : si les autorités ont vent de ce projet, elle risque tout bonnement sa vie. Tous deux se donnent rendez-vous le soir ...
Et le soir ...
Adil Bey sera le seul à quitter Batoum. (Enfin, un autre personnage, Nelja, aura pris la place laissée disponible par l'absence inexplicable de Sonia, laquelle n'a pas reparu au consulat de toutes la journée, et ceci malgré sa promesse très ferme de faire comme si de rien n'était en ce jour qui devait être le dernier pour elle à Batoum.) Si sa santé n'a plus rien à craindre, il sait aussi que Sonia a été arrêtée, probablement interrogée et fusillée ou déportée. Mais qui l'a dénoncée ? Son propre frère peut-être ? Sa belle-soeur ? La femme de ménage du consulat ? John, qu'Adil Bey avait été bien forcé de mettre dans la confidence ? ... Il ne le saura jamais. Il s'en va rejoindre Ankara, le coeur lourd et plein de souvenirs dont il se serait bien passé.
Nous savions déjà que, pour
Simenon, la nature humaine n'était un summum ni de beauté, ni de bonté. Mais "
Les Gens d'En-Face", où aucun personnage ne parvient vraiment à sortir de la grisaille ambiante et où le lecteur suspecte à peu près tout un chacun - sauf l'intéressé lui-même - d'en vouloir à la vie d'Adil Bey, est un roman complètement désenchanté où se profile déjà la rouille inéluctable qui finira par détruire l'URSS : paranoïa des dirigeants, espionnite aiguë sur tous les sujets, ordres, contre-ordres, absence totale d'explications logiques à telle ou telle interdiction (ou autorisation), ralentissement d'une vie qui ne compte que des joies factices et qui est truffée de pièges dans tous ses coins et recoins. On en sort persuadé que
Simenon a détesté l'URSS - mais épaté par la façon dont il a restitué la chose pour ses lecteurs. En fait, ce livre, on peut le lire comme une vengeance de l'écrivain contre une société encore plus médiocre que celle qu'il dépeignait d'habitude. Pour le romancier belge, la médiocrité est supportable - voire pardonnable - tant qu'elle n'est tributaire que du Destin : quand elle se fait l'esclave d'une idéologie totalitaire, elle devient insoutenable. ;o(