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Critique de Woland


Dans les rues étroites d'une ville portuaire française d'après-guerre - La Rochelle, pour ne pas la nommer - le petit tailleur Kachoudas rase les murs et glisse sur les pavés luisants de pluie, acharné à suivre, au soir tombé, son voisin, M. Labbé, le chapelier, en route pour sa sortie vespérale au "Café des Colonnes" où il joue au bridge avec ses amis, souvent des relations d'enfance, fils de notables comme lu,i qui ont partagé les bancs des mêmes collèges et fréquenté les mêmes amphithéâtres. Frêle, inquiet, timide et dénué de toute confiance en lui parce que trop pauvre, Kachoudas a deviné que son voisin n'est autre que le meurtrier qui, depuis le 13 novembre, s'en est pris à cinq femmes, toutes d'un âge certain mais que rien, a priori, ne paraît relier entre elles. Un soir, son intuition devient certitude absolue : dans les plis impeccables du pantalon du chapelier, son oeil de tailleur vient de repérer, accrochés au tissu, des caractères découpés dans un journal local et semblables à ceux dont l'assassin se sert dans les lettres, évidemment anonymes, qu'il envoie au journaliste Jeantet et à "L'Echo des Charentes", afin d'expliquer ses crimes, lesquels, assure-t-il, ont leur logique, n'en déplaise à l'opinion publique qui le prend à tort pour un fou.

Tel est le point de départ d'un roman singulier et noir, de cette noirceur propre au grand auteur belge, que Claude Chabrol a célébré dans l'un des ses meilleurs films, avec un Michel Serrault une fois de plus époustouflant face à un Charles Aznavour qui ne s'en laisse pas compter.

Simenon, c'est d'abord un style : simple, net, qu'on pourrait presque rapprocher de la fameuse "ligne claire" créée par Hergé, sans fioritures inutiles, au service d'une intrigue et de personnages qui, pour leur part, sont loin, mais alors là très loin de la simplicité. Toutes proportions gardées, Simenon nous évoque un Flaubert qui, enfin délivré de ses angoisses d'écrivain, aurait réussi à produire ou plutôt à multi-produire, en ne reniant pas l'aspect critique sociétale de l'oeuvre mais en l'étayant solidement au moyen du genre policier. Qu'on lise à l'aveugle le début du "Chien Jaune" ou celui des "Fantômes du Chapelier", on sait, dès le premier paragraphe, qu'il s'agit de Simenon - et pour ce faire, nul besoin d'avoir lu l'intégrale de ses titres. Cette méticulosité dans l'expression, cette phrase redoutablement plate qui s'en tient à l'essentiel - ou qui en donne l'impression - ce ne peut être que Simenon - le Simenon des romans, bien sûr car celui de ses "Mémoires" est beaucoup plus prolixe et parfois, à notre avis, imbuvable.

Simenon, c'est aussi un décor, le plus souvent urbain, qui s'impose tranquillement au lecteur avec une telle justesse dans le trait, dans le détail qu'il en arrive à percevoir la pluie qui n'arrête pas de tomber, les maisons qui se recroquevillent et se ferment dès sept heures du soir, devant la crainte inspirée par l'assassin, les vapeurs trop chaudes, la buée sur les glaces au "Café des Colonnes", le petit placard bricolé par le chapelier afin de faire croire que sa femme invalide continue à le "sonner", la salle-à-manger où Louise, la bonne, lui sert son repas solitaire, les craquements du vieil immeuble, les fenêtres plus humbles, plus pauvres, qui sont celles de la famille Kachoudas, juste en face de chez les Labbé et les pavés des rues qui se déroulent comme un serpent sans fin dans la nuit hantée par un criminel sans visage ...

Simenon, c'est tout ce qui est dit - le minimum - et tout ce qui n'est pas dit - c'est-à-dire l'essentiel. On comprend vite que Labbé a tué sa femme. de même qu'on saisit la logique des cinq premiers meurtres et de la tentative ratée du sixième. le chapelier n'est pas fou : c'est simplement un homme qui en a eu assez et qui, ensuite, tue pour sauver sa peau.

... Mais à partir du moment où Labbé s'en prend à des innocents (et Kachoudas, miné par la maladie qu'il a contractée en filant son voisin par tous les temps et surtout sous la pluie, fait partie du lot), cette tranquillité presque bon enfant, ce bon sens dans le crime qui en faisait un personnage relativement normal - et presque notre frère, à nous, lecteurs, qui, un jour, pouvons, nous aussi, sous le coup de la fatigue ou de la colère, en avoir assez - tout cela s'écroule et le chapelier nous apparaît - et s'apparaît à lui-même - comme ce qu'il était sans doute dès le début : un tueur animé par la seule jouissance de tuer. Ou alors, ses succès l'ont grisé, il y a pris goût - il se prend pour Dieu. Mais peu importe dans le fond : qu'il ait toujours été tueur dans l'âme ou qu'il le soit devenu sous la pression des événements, le chapelier a franchi les limites, il n'est plus des nôtres, il a sombré dans cette folie dont il se défendait pourtant dans ses lettres à Jeantet et à la ville.

Bref, c'est du Simenon. du bon, du grand Simenon. Lisez, vous verrez bien.

NB : Et n'oubliez pas non plus de visionner le film de Chabrol. Il vaut le détour. ;o)
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