Dans le fond, "
Liberty Bar" n'est qu'une histoire d'amour. Et il ne nous a pas fallu attendre que le chantent les Rita Mitsuko pour savoir que ce genre d'histoires finit toujours mal ...
Maigret ne saisit pas tout de suite la nature profonde de l'affaire, bien sûr, mais il faut dire aussi que le lieu de l'action, la ville d'Antibes, le met tout de suite en décalage.
Simenon l'annonce d'emblée : il y a, dans l'air, avec ce chaud soleil et cette mer éblouissante, une saveur de vacances qui déconcerte - et déconcentre. Or, si
Maigret débarque à Antibes, ce n'est certes pas pour se tourner les pouces. Accueilli dès la gare par l'inspecteur Boutigues - un nom et un personnage qui, selon le commissaire, grognon, résument admirablement l'essence de la ville - il commence à prendre ses marques dans un assassinat pour lequel la police locale possède déjà deux suspects (ou plutôt deux suspectes) mais qui, vue la personnalité du défunt, riche homme d'affaires australien plus ou moins en délicatesse avec sa famille, laquelle avait acté on ne sait plus combien de fois en justice pour l'empêcher de dépenser toute sa fortune en Europe, risque d'éveiller quelques remous qui donnent déjà des sueurs froides à la P. J. du coin, au Quai des Orfèvres et plus encore à la diplomatie française (le mort aurait rendu certains services au 2ème Bureau pendant la Grande guerre).
En fait de riche homme d'affaires,
Maigret découvre, en la personne de
William Brown, une espèce de pochetron des plus excentriques, qui vivait avec sa maîtresse (Gina) et la mère de celle-ci dans une petite villa assez modeste et très mal entretenue. Régulièrement, il allait toucher la rente que lui versait son fils aîné, en dépensait plus de la moitié en alcool et en escapades de célibataire, et, intégralement ivre, revenait s'affaler sur son divan favori, dans sa villa où sa "régulière", pestant et s'indignant, ne trouvait plus dans ses poches que la somme de deux-mille francs, assurément, comme elle le dira au commissaire, insuffisante pour les faire vivre pendant le reste du mois selon
le train qui leur était dû.
Les deux femmes sont suspectes parce qu'elles affirment, avec une remarquable vigueur, avoir trouvé William, retour de l'une de ses folies mensuelles, sur le perron de la villa, encore en vie mais salement amoché par un ou plusieurs coups de couteau. Très vite,
Maigret lève leur garde à vue. Certes, toutes deux sont sottes et intéressées et, selon la formule consacrée, il n'y a en aucune pour relever l'autre, mais il est clair qu'aucune d'elles n'aurait songé à tuer la poule aux oeufs d'or.
Le problème gît là tout entier :
Maigret, auprès de qui se manifeste de temps à autre (avé l'assent ) un Boutigues plus méditerranéen à lui tout seul que la Mer méditerranéenne dans toute son étendue, et qui, de ce fait, insupporte au plus haut point le commissaire, a beau flairer dans tous les coins et recoins : il ne voit absolument personne qui serait susceptible de révéler un mobile cohérent. Bon, d'accord, la famille Brown n'aura plus désormais à payer la rente du vieil homme mais enfin, cela durait déjà depuis une éternité et les capitaux du groupe sont loin d'être en baisse. Pour ces gens-là, que sont cinq mille francs par mois ? La poussière d'une misère, rien de plus. Quant au duo incongru du "
Liberty Bar", un ancien bistrot bien sympathique où la patronne n'accueille plus qu'à sa table et dont l'atmosphère bon enfant incitait Brown à y passer le plus clair de ses "escapades", lui non plus ne semble dissimuler, parmi son petit cercle d'habitués, un dingue du couteau ivre de frapper, frapper, et encore frapper ... Là, pour Jaja, la patronne, obèse mais si chaleureuse, comme pour l'étique Sylvie, recueillie plus ou moins par Jaja et qui se fait un peu d'argent en recourant à ce que l'on nomme le plus vieux métier du monde, et même pour un ou deux habitués qui, comme l'Australien, venaient là pour partager cette ambiance incongrument familiale, à mille lieues des récriminations et des querelles de maniaques, la mort de Brown sonne sinon la fin de l'établissement mais en tous cas les prémices d'un changement qui marquera tout le monde.
William Brown était si gentil ... Jusqu'à son fils, très anglo-saxon et très pincé, qui, sans l'admettre en ces termes, avoue plus ou moins à
Maigret que, sans ce voyage en Europe qu'il décida un jour et dont il ne revint jamais parce qu'il se plaisait trop sur le vieux continent et pouvait enfin y faire mille et une sottises, son père aurait été sinon la Perfection faite père mais en tous cas ce que l'on nomme un bon père ...
Alors ? Qui ? Mais qui a bien pu planter plusieurs fois un couteau dans la poitrine de
William Brown ?
Maigret tourne, vire, étouffe de chaleur, maudit Antibes tout en lui concédant, du bout des lèvres, une certaine beauté artificielle, surtout si l'on est en vacances. Evidemment, il découvrira le fin mot de l'histoire mais n'y goûtera aucun plaisir, bien loin de là. Son retour boulevard Richard-Lenoir, où Mme
Maigret lui a préparé de la morue à la crème, reste un morceau d'anthologie car, tentant de résumer à sa femme cette enquête atypique, il le fait d'une manière telle que le lecteur n'en perçoit qu'avec une plus grande acuité ce qu'il y avait en elle de tout à la fois sordide, sincère, ridicule et passionné. Et cela lui laisse un bizarre petit goût d'amertume et de tristesse ... .O°