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Critique de Henri-l-oiseleur


Crier au "chef-d'oeuvre", invoquer les "monuments littéraires", le "patrimoine", c'est ne pas lire les livres valables et intimider ceux qui voudraient s'y frotter. Ce langage et ces idées de journaliste nous condamnent aux produits frelatés et aux fausses nourritures spirituelles et intellectuelles. "Les Géorgiques", roman de 1981, joue d'ailleurs avec l'intimidation (ou avec la lassitude des études classiques) en invoquant Virgile, à qui il emprunte son titre. Entre 37 et 30, à la fin des guerres civiles, Virgile composa le poème des Géorgiques, qu'il consacra au travail de la terre, et inséra au livre IV l'histoire d'Orphée et d'Eurydice. Le personnage principal de Claude Simon, qu'on ne connaît que par ses initiales, LSM, et par son prénom, passe sa vie sur les champs de bataille de la Révolution et de l'Empire, et écrit inlassablement chez lui pour recommander en détail, saison après saison, tous les travaux des champs et de l'élevage des chevaux qu'il estime nécessaires. Parallèlement, un de ses descendants, cavalier de seconde classe, passé par la guerre d'Espagne et futur narrateur, subit la "Drôle de Guerre" et la débâcle de juin 40, racontées avec un sens poétique unique de la nature et de la guerre. Enfin, un intellectuel anglais anonyme de gauche ("O.", en qui l'on reconnaît George Orwell) participe à la guerre civile espagnole dans le camp des anarchistes et échappe de peu à l'élimination aux mains des communistes. Enfin, LSM a eu deux femmes dans sa vie : l'une qu'il perd, selon le mode orphique, l'autre qui le dépouille de ses biens après sa mort (son corps, comme celui d'Orphée, étant dépecé).

Ces éléments mettent en évidence l'art de Claude Simon, qui consiste à ménager des "rimes", des effets d'échos et de répétitions, d'analogies, entre les éléments de Virgile et ceux de son roman. Mais ce n'est pas un jeu érudit, pour lequel l'auteur, en bon écrivain des années 50, n'aurait eu que mépris. C'est une vision de la littérature : la littérature n'est pas une représentation du réel, mais un jeu de reflets et d'échos entre textes littéraires. Les auteurs du Nouveau Roman rappelaient aux consommateurs de romans de gare (donc à nous aujourd'hui) que les livres dont ils ont l'habitude ne sont pas composés "naturellement", mais dépendent d'une convention aussi artificielle que tous les autres livres. A nous de faire l'effort d'accepter des conventions romanesques différentes : au prix de cet effort on gagnera un bonheur de lecture inégalé, qu'aucun polar nordique ou conte moral bien-pensant, fait à la chaîne, ne fourniront jamais. Quitter "sa zone de confort" et faire confiance au romancier est peut-être beaucoup demander.

Enfin, ces rimes narratives nous font comprendre que ce qu'on appelle Histoire, révolutions, guerres, empires, est la répétition des mêmes boucheries. La génération de Claude Simon a cru à un idéal politique. O., au milieu du roman, croit au communisme, comme LSM croit aux principes de 1789. L'un échappe de peu aux tueurs communistes, et l'autre laisse fusiller son propre frère émigré (ce qui nous renvoie à Caïn et Abel, à Romulus et Rémus). L'auteur nous balade imperturbablement des rigueurs de l'hiver 39 face aux nazis, à celles de l'hiver 37 en Aragon face aux franquistes, et à bien d'autres automnes, hivers, printemps, étés guerriers admirablement décrits, et fait voir que les cycles historiques ressemblent aux cycles naturels, tout aussi répétitifs et dépourvus de sens. Claude Simon a beau émarger à tous les grands récits de la mythologie de gauche, Révolution, Guerre d'Espagne etc, il est romancier, à savoir un destructeur d'illusions.

Il faut finir par ce qui donnera au lecteur le plus grand des bonheurs (à ne pas confondre avec le plaisir) : son art de la prose. Elle est rythmée, sensuelle, attachée aux sensations les plus physiques. Le monde y est intensément présent, non comme spectacle mais comme expérience immédiate des choses. Nulle part on ne rencontrera le commentaire moral et abstrait, dont le soin est laissé au lecteur.
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