Mais en quoi consistait le Mal ? Cela faisait trois ans que Yasha avait étudié, avec ses maîtres, les livres de la kabbale : il était conscient que le Mal n'était rien d'autre que le consentement de Dieu à se diminuer Lui-même, afin de créer le monde, de sorte qu'Il pût être appelé le Créateur et avoir pitié de Ses créatures. De même qu'un roi doit avoir ses sujets, un créateur doit avoir ses créatures, et un bienfaiteur ses obligés.
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À la taverne, Yasha faisait profession d'athéisme ; mais en réalité il croyait en Dieu. La main de Dieu était évidente partout. Chaque bouton de fleur, chaque caillou, chaque grain de sable proclamait sa présence. Les feuilles de pommiers, humides de rosée, étincelaient comme de minuscules cierges dans la lumière du matin. La maison se trouvait à la sortie de la ville et Yasha pouvait apercevoir d'immenses champs de blé, encore verts ; dans six semaines, ils seraient jaune d'or, prêts pour la moisson. Qui créait tout ceci? Sasha s'interrogeait. Était-ce le soleil? Dans ce cas, peut-être le soleil était-il Dieu. Sasha avait lu dans un livre sacré qu'Abraham avait idolâtré le soleil avant de reconnaitre l'existence de Jéhovah.
Le monde entier joue la comédie parce que chacun a honte d'avouer : je ne sais pas.
Ici, à Piask, les habitants vivaient accroupis comme des crapauds sur une souche d'arbre ; mais au-dehors dans le monde, les choses allaient vite. La Prusse était devenue une puissante nation. Les Francais avaient annexés en Afrique des territoires peuplés de Noirs. En Angleterre, on construisait des navires capables de traverser l'océan en dix jours. En Amérique, des trains passaient juste au-dessus des toits ; on avait édifié un immeuble haut de trente étages. Même Varsovie s'étendait et embellissait d'année en année.
A vrai dire, toute passion est aussi bien le comble de la folie que le comble de la sagesse.
Des juifs - une communauté entière - s’adressaient à un dieu que nul ne voyait. Malgré les calamités, les famines, la pauvreté et les pogroms qu’Il leur réservait, ils exaltaient sa miséricorde et sa compassion et proclamaient qu’ils constituaient son peuple élu. Yasha enviait souvent leur foi inébranlable.
En elle se lisait le dépaysement de ceux qui, après avoir arraché leurs racines, se sentent étrangers à eux-mêmes.
Il était à moitié juif, à moitié gentil - ni juif ni gentil. Il s'était forgé sa propre religion. Il existait un Créateur, mais qui ne se révélait à personne, ne donnait pas d'indications sur ce qui était permis ou défendu. Ceux qui parlaient en son nom étaient des menteurs.
Chaque être était semblable à une serrure, - munie de sa propre clé. Seul quelqu'un comme lui, Yasha, savait ouvrir toutes les âmes.
Ils font tous semblant. Le monde entier joue la comédie parce que chacun a honte d'avouer : je ne sais pas.