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Critique de Creisifiction


L'action se déroule en 1947, au sein de la communauté juive polonaise exilée à New York. Écrit en 1957, en yiddish (comme la quasi-totalité de l'oeuvre littéraire de Singer), publié d'abord en tant que feuilleton dans un journal et à cette même année, le roman sera finalement traduit en anglais et édité pour la première fois aux Etats-Unis en 1998.
Les personnages de OMBRES SUR L'HUDSON sont pour la plupart des émigrés arrivés de fraîche date aux Etats-Unis, victimes de l'antisémitisme ayant fui les persécutions massives engendrées par la montée des fascismes en Europe, certains étant des rescapés directs de la Shoah. Ils ont pratiquement tous en commun le fait d'avoir perdu des amis ou des parents proches, parfois leurs épouses et enfants, exterminés dans les camps de la mort nazis.
Ambitieux sur le fond, mais restant en même temps accessible sur la forme à un public très large, OMBRES SUR L'HUDSON est une lecture agréable, une oeuvre intelligente, instructive et surtout passionnante. Ce roman-fleuve, issu donc lui-même d'un très long feuilleton, se révèle in fine comme une brillante chronique de moeurs d'une communauté et d'une époque particulières. Aussi, tout en embrassant les particularismes d'une religion complexe, le judaïsme, et de la culture yiddish dont l'auteur lui-même était issu, l'intrigue se développe-t-elle sur fond de tournants importants, historiques et sociétaux, survenant dans l'après-guerre, et dont les prémices encore balbutiantes sont néanmoins déjà présentes, deux années s'étant à peine écoulées depuis la fin du deuxième conflit mondial : en 1947, si l'exode vers la Palestine est devenu très important, l'état d'Israël n'a pourtant pas encore été officiellement créé, la guerre froide est loin d'avoir pris tous ses accents apocalyptiques postérieurs, le communisme en tant que idéologie et parti politique n'est pas encore proscrit aux Etats-Unis, et même le régime stalinien bénéficie à ce moment d'un fervent engouement dans certains milieux nord-américains, notamment parmi les jeunes, les intellectuels et les artistes...Ancré donc dans un microcosme social et culturel à un moment donné, OMBRES SUR L'HUDSON ouvre néanmoins au lecteur une perspective de réflexion plus générale et universelle sur la profonde crise de valeurs morales qui allait secouer en profondeur la deuxième moitié du siècle dernier, pour atteindre enfin son apogée au dernier quart du XXème siècle.
La communauté juive-polonaise exilée à New-York d'où Singer extrait ici une riche galerie de personnages se retrouve à ce moment-là dans une sorte d'entre-deux : partagée entre l'orthodoxie hassidique et l'essor nouveau connu par le mouvement du judaïsme réformé dans les pays anglo-saxons (on pouvait alors se demander, selon le mot devenu célèbre : «vaut-il mieux un juif sans barbe ou une barbe sans juif ?»), entre la nostalgie d'un vieux monde en ruines vers lequel un retour semble plus qu'improbable et l'implantation en cours, à ce stade déjà très laborieuse, d'un futur État hébreu en Palestine, ou encore entre les traumatismes sévères laissés par l'holocauste et l'extermination de six millions de juifs par le régime nazi, images d'horreur gravées à tout jamais dans les esprits, et l'injonction de devoir continuer à croire en une divinité miséricordieuse et en l'appartenance des juifs à un Peuple élu par Dieu...
Et puis, même pour ceux qui arrivent, malgré les doutes qui les assaillent, à vouloir maintenir à tout prix leur foi et leur identité juives («il n'y a d'autre identité possible pour un juif en dehors de l'exil et la religion») comment réussir à concilier une pratique religieuse où la présence de Dieu se manifeste par le respect des «mitsvot», les «commandements» traditionnels, dans un environnement nouveau et aussi peu propice à leur déploiement? Car la «mitsva» exige une attention extrême portée aux moindres détails de la vie quotidienne, elle implique des choix personnels difficiles à faire pour le croyant, forcément à géométrie variable (quitte à tomber dans l'orthodoxie la plus radicale), puisqu'il est quasiment impossible de les suivre toutes à la lettre autrement qu'en s'isolant complètement de la vie civile (les textes sacrés en recenseraient, semble-t-il, 613 !!). Comment s'y arranger en plus, dans un cadre et dans un contexte nouveaux et parfois en totale rupture avec les précédents, comment harmoniser les commandements religieux prescrits et les prérogatives d'un pays exalté par la place prépondérante qu'il est censé désormais occuper dans l'échiquier mondial, avec le rythme frénétique et les tentations omniprésentes de ce New York survolté de l'après-guerre ? Comment résister systématiquement à l'offre pléthorique de biens de consommation et de plaisirs immédiats, telles par exemple ceux suggérés par ces affiches gigantesques de «jambes féminines dénudées» sur les façades des immeubles à Broadway, ou bien refuser les mondanités indispensables pour réussir dans les affaires, ou éviter enfin de faire preuve de bonne volonté et montrer un certain degré d'assimilation, minimum requis pour obtenir le sésame de la citoyenneté américaine ?
Effondrement et corrosion des valeurs anciennes, culpabilité envers ceux qui ont été abandonnés à leur sort et dont souvent on a plus eu aucune nouvelle, sentiment tout aussi douloureux de faute envers le passé, les ancêtres et la tradition qu'on a le sentiment insidieux de trahir irrémédiablement, relâchement progressif des valeurs traditionnelles du judaïsme chez les plus jeunes, dont les parents s'attribuent en définitif à eux-mêmes la responsabilité, attirance et en même temps crainte irrationnelle devant la possibilité de se libérer des attentes et des contraintes extérieures traditionnelles pour s'autoriser enfin à accéder à un bonheur individuel, recherche de pénitence comme un moyen factice de libre-arbitre permettant de continuer à croire en un «ciel plein de sagesse, de grâce, de compassion, de pureté» plutôt qu'à «un univers tel que Einstein ou Eddington le concevaient : un tas de glaise bourré d'atomes aveugles qui couraient dans tous les sens en se cognant fiévreusement au passage»...tel est le lot commun, les questions et les vicissitudes auxquels devront faire face les personnages de OMBRES SUR L'HUDSON.
Singer est avant tout un conteur hors-pair (sur 750 pages, croyez-moi, il n'y a absolument aucune « longueur» à déplorer!). Empreint d'une humanité et d'une empathie extraordinaires envers ses personnages, sans se priver par ailleurs d'honorer la riche tradition d'humour et d'autodérision de sa culture d'appartenance yiddish, l'auteur évite toutefois, avec brio, non seulement les écueils de la caricature mais aussi ceux, à l'opposé, de la bien-pensance ou de la complaisance partisane, sans renier non plus pour autant à sa propre histoire, à ses racines hassidiques ou à son cheminement personnel.
Issac Bashevis Singer réussit la prouesse d'aborder des questions graves, essentielles, tout en se plaçant en simple «raconteur d'histoires», sans autre prétention en apparence que celle de traduire le «fait humain», de restituer en témoin bienveillant le parcours d'hommes et de femmes en quête de rédemption face à la menace d'effondrement de leurs repères et de leurs croyances. Quelles que soient les convictions ou les impasses de ses personnages, juifs orthodoxes ou libéraux, rénovateurs ou messianiques, pour ou contre la création d'un État hébreu, contre ou pour l'assimilation, athées ou communistes, ou bien tout simplement «entre-deux», ceux-ci sont systématiquement traités avec une même et naturelle générosité, et surtout avec le respect que méritent tous ceux qui continuent, malgré tout, à se battre contre le fatalisme, contre toute forme de nihilisme ou contre la perte de leur précieuse capacité de libre-arbitre.
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